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pardonnez-vous ? — Mademoiselle, on pardonne tout à ceux que l’on… respecte. — Respecte ? Oui, je suis sûr de n’avoir pas employé un autre mot. Jamais il ne m’est échappé une parole, un geste, un regard qui prit troubler le paix de son âme. S’il est vrai qu’elle m’aime, ma conscience ne me reproche pas d’avoir rien fait pour cela.

« Et si j’avais cherché à lui plaire ? Si je m’y mettais résolument dès demain ?.Si je saisissais la première occasion de me déclarer à elle et de lui dire : Je vous aime, m’accepteriez-vous pour mari ? En agissant ainsi, ferais-je une action blâmable ? Peut-être. Ce n’est pas violer la loi morale, car mes intentions sont les plus pures du monde ; mais je pêcherais contre les mœurs françaises, et l’on aurait le droit de me moins estimer. La morale est universelle, les mœurs varient d’un pays à l’autre. En Angleterre, aimant Adda, je commencerais par obtenir son cœur d’elle-même, et j’irais ensuite avec elle demander l’approbation de ses parents. En France, il serait mal de parler mariage à une jeune fille, si ses parents ne vous y avaient d’abord autorisé. »

Il tourna et retourna cette idée en tous sens ; tous ses raisonnements aboutirent à la même conclusion. L’usage adopté chez les Français lui semblait brutal et despotique, il y voyait comme un abus de l’autorité paternelle ; c’est le cœur qui devrait avoir la parole avant les intérêts et les convenances de la famille ; mais que faire ? L’usage est formel, et, qu’on le blâme ou qu’on l’approuve, il faut s’y soumettre.

— Eh bien ! soit, s’écria-t-il, je suivrai la filière. J’irai solliciter chez M. Kolb la permission d’être aimé. Qu’ai-je à craindre ? Pourquoi ces braves gens, qui m’ont toujours recherché comme ami, me repousseraient-ils comme gendre ? Je veux en avoir le cœur net et dès demain, car au point où j’en suis le plus tôt sera le mieux. Allons dormir ! »

Il se mit au lit, mais il ne reposa guère, et le peu de sommeil qu’il goûta fut traversé de mille rêves. M. Kolb lui donna sa fille et la lui refusa tour à tour, selon qu’il s’endormait sur la droite ou sur la gauche. Les premiers rayons du matin le trouvèrent rompu de fatigue et d’autant plus résolu d’en finir. Les élèves à l’hôpital se poussaient le coude et disaient : a Il y a quelque chose. Le patron est plus fiévreux à lui seul que tous les malades de son service. » Après la visite, il se mit à courir la ville, et fit le tour de sa clientèle pour gagner l’heure de midi. Rentré chez lui, il diva lentement, contre son habitude, s’habilla le moins vite qu’il put, et prit encore le temps de corriger des épreuves qui ne pressaient pas, le tout pour retarder l’instant fatal, sans manquer à la parole qu’il