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grand, attendu que la conversation ne franchit guère les bornes d’un cercle de beaux esprits, qui savent ce qu’il en faut prendre et laisser ; mais, par le temps qui court, grâce à l’universelle influence de la publicité, chaque trait, chaque boutade porte, et c’est du commentaire (la plupart du temps ; oiseux et fantaisiste) de l’œuvre d’aujourd’hui que l’œuvre de demain sortira, car il s’agit d’emboiter le pas de la critique, d’être le peintre et. Le musicien de son époque, de répondre aux conditions du type. Plusieurs ont voulu voir dans Rossini le musicien du congrès de Vérone ; on a dit également que Bellini fut le chantre élégiaque et languissant de l’Italie enchaînée, dont à cette heure Verdi a pour mission de célébrer le réveil et la délivrance. Historiquement il y a du vrai dans tout cela, seulement c’est un vrai relatif et pas le moins du monde absolu. Si Rossini a écrit Tancrède, il a fait aussi Guillaume Tell, et l’auteur des Lombards, du Trovatore, a composé la Traviata : anomalie singulière d’ailleurs, et qui prouverait une fois de plus combien, dans cet art musical, l’inspiration est tout, et qu’il suffit d’y avoir du génie pour que le reste vous soit donné par surcroît. Rossini n’a certes, que je sache, jamais passé pour un foudre de patriotisme ; d’aucuns même, sans qu’il se fâche, le traitent de codino fieffé, et pourtant quel hymne cette partition de Guillaume Tell ! Le seul mot de liberté, chaque fois qu’il y apparaît, frappe un coup, fait événement ; c’est un relief infini, une puissance surprenante d’accentuation, vous diriez l’éclair dans la tempête. Tout le contraire dans Don Carlos, œuvre, d’un musicien à idées politiques ; nulle vibration particulière, nulle commotion : c’est effacé, banal, officiel. On pourrait, la plupart du temps, tout aussi bien remplacer liberté par félicité ; ce mot d’airain, qui chez Rossini pèse un monde, semble ici de coton et sonne creux. Serait-ce que l’auteur d’Ernani et de Rigoletto connaîtrait mal notre langue et sa prosodie ? On le croirait presque après cette double mésaventure des Vêpres siciliennes et de Don Carlos encourue à l’Opéra.

Je m’applaudis d’avoir ouvert la partition nouvelle de M. Verdi à cette grande page du finale du troisième acte, car en me lançant ainsi tout de suite in medias res, je ne rencontre pour un moment qu’à louer. La romance de Philippe II, qui sert d’introduction à l’acte suivant, est une inspiration de poète. Nous étions tout à l’heure en pleine histoire contemporaine, nous voilà revenus au romantisme du passé. Écoutez, dès avant que le rideau se lève, ce chant des violoncelles, ce mystérieux susurrement des violons avec sourdines ; le roi s’est endormi dans son fauteuil, et, tandis que l’aube argenté les vitraux, deux bougies mourantes éclairent sa table de travail. Philippe rêve, il souffre, et ses lèvres soupirent les angoisses de son âme. Légère conférera plus tard avec l’inquisiteur au sujet de son fils rebelle ; en attendant, c’est l’époux qui gémit. « elle ne m’aime pas ! elle ne m’a jamais aimé ! » Que de mélancolie et de déchirement en cette plainte à peine murmurée dans le secret de la nuit et du songe ! A mesure qu’il