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M. Peabody donner dans la Cité, simplement et sans phrases, 4 millions de francs pour une œuvre de charité, un voyageur marchant dans Cheapside s’aperçoive que tout le monde s’écarte d’un malheureux couvert de haillons et prêt à expirer d’inanition et de froid ; s’il ne sait pas qu’encourager la mendicité est considéré comme une mauvaise action en Angleterre, que devra-t-il admirer le plus de la générosité du philanthrope ou de l’impassibilité des passans ? Et quel sera son étonnement lorsqu’entrant chez un libraire, dans un pays où le respect pour la liberté de la presse est poussé aux dernières limités, il apprendra que deux ou trois personnes seulement ont le droit d’imprimer la Bible sans commentaire ? Après tout le bruit qu’ont fait les Essais et Revues, après l’appui donné à l’évêque Colenso par les premiers magistrats du royaume, notre voyageur pourrait être induit à supposer que la Bible a perdu son autorité en Angleterre ; mais il changera bientôt d’avis en voyant une fraction de la chambre des communes, au moment de se séparer l’année dernière du ministère Russell, prendre le plus naturellement du monde le nom d’adullamite uniquement parce que dans le premier livre de Samuel il est dit que les mécontens allèrent rejoindre David dans la caverne d’Adullam. Enfin si, pour échapper aux cris tumultueux qui s’élèvent contre l’aristocratie et les tories dans certains squares de Londres, ce même voyageur entre dans une église, il entendra une prière spéciale, qui à pareille heure se répète partout dans les trois royaumes, adressée à l’Éternel par un peuple entier pour la conservation de l’aristocratie. Alors, au lieu de dire, comme on le fait trop souvent, comment peut-on être Persan ? notre voyageur, que l’expérience aura rendu sage, s’apercevra que ce n’est ni en quelques jours ni en quelques semaines qu’on peut parvenir à connaître l’état social et les mœurs d’une nation dont l’originalité égale au moins la grandeur.

Cette absence de révolutions, dont l’Angleterre a tant profité, a eu cependant pour effet de laisser subsister une masse énorme d’imperfections, de défauts, d’abus même, dans un pays où, contrairement à ce qu’on voit trop souvent dans le reste de l’Europe, ce qui est ancien est généralement respecté. Tant que ces abus ne deviennent pas intolérables, tant que de nobles cœurs, un Howard, un Wilberforce par exemple, ne se vouent pas corps et âme à quelque œuvre de réparation, la loi continue à être appliquée, même lorsqu’elle est directement en opposition avec les idées modernes, et que par exemple elle fait condamner plus rigoureusement qu’on ne le ferait à Rome un paysan qui, aux approches d’un orage, aura rentré ses foins un dimanche. Par suite du manque de centralisation administrative, chose dont les Anglais sont fort peu admirateurs,