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tournent lentement et sans, fin en des sens opposés les uns aux autres sur la bouche du gouffre,..et sur les bords coassent encore les grenouilles qui saluèrent de leurs chants ironiques le Bacchus d’Aristophane entrant aux enfers.

Les montagnes du Phénéos resserrent et ferment bientôt la vallée. Il faut alors gravir pendant deux heures une pente difficile où aucun sentier n’est tracé. Enfin l’on touche au faîte, et le plus beau paysage du Péloponèse, grandiose autant que sévère, apparaît aux yeux du voyageur. Tout au fond d’un cratère énorme et à pic est un lac dont les rivages dessinent un ovale parfait, et autour duquel se rangent, en face du rempart de rochers qui clôt l’horizon de Stymphale, sept montagnes d’une hauteur égale et pareilles à des pyramides qui s’enveloppent mutuellement de leurs grandes ombres. Des forêts de pins noirs se déroulent le long des versans réguliers comme un vêtement de deuil, et autour des cimes flotte une brume d’azur. Au pied des cimes, le lac qu’elles assombrissent tremble et reluit avec des reflets d’acier bleuâtre. Ajoutez le silence et la solitude : pas une barque sur ces eaux, pas un village ni une cabane sur ces rives, où il semblerait que les hommes n’ont jamais passé. Les traditions infernales planent encore sur le Phénéos. C’est par l’un de ses gouffres que Pluton s’était précipité avec Proserpine, qu’il avait enlevée dans les prairies d’Eleusis et qu’il emportait dans les enfers. La légende s’est altérée, mais dure encore dans le pays sous sa forme chrétienne. Deux diables, racontent les paysans d’Arcadie, se disputaient le lac. Le plus rusé imagina de lancer à son adversaire des balles de poix qui s’enflammaient au contact de son corps. Le malheureux démon, tout en feu, éperdu, arracha un rocher et s’abîma dans le sein de la terre. Depuis lors, les eaux du lac se précipitent par le même chemin vers le sombre royaume.

La petite ville de Phonia, bâtie à quelque distance du Phénéos, sur les premiers degrés du mont Crathis, où il faut passer la nuit, est peu hospitalière. Après de longues discussions, on daigna y abandonner à mes amis et à moi une misérable chaumière dont le toit enfumé laissait voir les étoiles. Nous dormîmes sur la terre nue autour du foyer. On ne voyage pas autrement dans toute la Grèce. C’était la veille du vendredi saint, et jusqu’à une heure avancée l’église voisine, où l’on chantait l’office, nous fit entendre des psalmodies mélancoliques. Le lendemain, avant le lever du soleil, nous montions au col du Crathis à travers un bois de sapins où s’évanouissait le léger brouillard de la nuit. Bientôt l’horizon du Phénéos disparut ; mais devant nous s’ouvrait une région ravagée, comprimée entre des montagnes immenses, sans arbres et sans pâturages, — tout au bas un torrent qui courait sur un lit de cailloux