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On n’imaginerait pas, pour le fleuve des morts, de cadre plus funèbre que ce paysage décoloré sous un ciel terne et ce chaos énorme de la nature. La plaine de Stymphale, le lac Phénéos, avec son horizon sévère et noble, la vallée elle-même du Crathis, ne sont que les avenues lointaines du Tartare ; mais ce lugubre défilé est bien le vestibule de l’enfer. Le mythe hellénique, avec sa poésie originale et ses symboles étranges, s’impose ici au regard et à la pensée à l’égal d’une réalité. Homère et Hésiode ont dépeint fidèlement la descente du Styx du haut des rochers à pic, et ces « colonnes blanches comme l’argent » des Aoraniens, dont les neiges s’amoncellent de toutes parts, sur les pentes rapides, dans les ravins resserrés des escarpemens. La rivière infernale, dit Hésiode, est fille de Thétys et d’Océan, les aînés de la race des Titans ; elle est elle-même la plus auguste parmi les Océanides. Il n’y a pas de source plus sacrée, car elle pénètre jusqu’aux entrailles du monde et arrose dans ses immenses replis la région indéfinie et brumeuse où flottent les formes légères de ceux qui sont morts. Les dieux olympiens ne juraient qu’en tremblant par l’eau du Styx, et les cités y envoyaient leurs ambassadeurs pour y conclure, sous le sceau d’un serment formidable, leurs traités d’alliance. L’entrée de l’enfer est cette ouverture même de la montagne qui reçoit le Styx ; mais il n’est permis à aucun mortel d’y descendre ni à aucune âme d’en sortir. Aussi le vieux mythe n’apprenait-il aux Grecs que peu de chose sur les destinées des morts. On savait seulement qu’ils n’étaient pas heureux dans leur patrie souterraine. Les supplices n’étaient, il est vrai, réservés qu’à quelques grands criminels, tels que Tantale ou Sisyphe ; tous les autres vaguaient çà et là, pareils à des oiseaux nocturnes, solitaires ou réunis à leurs amis d’autrefois, regrettant avec amertume les joies de la vie terrestre, et poursuivant encore l’ombre de leurs anciens plaisirs. Orphée, dans la grande peinture de Polygnote à Delphes, jouait de la lyre assis sur un tombeau, les filles de Pandaros, couronnées de fleurs, jouaient aux osselets. Le sentiment très arrêté de la peur de la mort répondit, dans l’esprit des plus anciens Grecs, à la profonde impression d’effroi religieux qu’ils éprouvèrent en vue du paysage désolé du Styx, et ceux qui, dans cet horrible vallon, songeaient aux splendeurs de l’Olympe, où même les meilleurs d’entre les hommes ne devaient pas monter, protestèrent sans doute par la plainte douloureuse qu’à tous les âges de son développement la poésie grecque renouvela contre la durée éphémère et les destinées tragiques des hommes, contre le bonheur égoïste et l’ironique injustice des dieux.

On ne rencontrerait pas, dans le monde connu des anciens, de sites mieux appropriés aux deux grands dogmes de l’immortalité