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mers, » pour employer le trait descriptif d’Eschyle, révèlent la vie toute puissante et toute joyeuse de la nature. Le Styx à son tour fut déplacé, ou plutôt les noms divers de ses affluens et de ses replis furent attribués à un grand nombre de cours d’eau dans les provinces les plus éloignées de l’Arcadie. C’est ainsi que les plaines marécageuses de l’Épire, sur lesquelles se balancent la nuit des flammes violettes, furent traversées par les différens fleuves des enfers, l’Achéron, le Cocyte et le Pyriphlégéthon. L’antre de Trophonius, au centre de la Béotie, aux environs du Parnasse, fut considéré aussi comme une des portes principales du Tartare, l’entrée de la région de Perséphone, l’une des quatre, dit Plutarque dans son dialogue sur le démon de Socrate, que séparaient les sinuosités du Styx. Rien de moins formidable que cette caverne de Trophonius. C’est un rocher droit comme un mur, d’une taille médiocre et percé de quelques ouvertures très étroites qui aboutissent sans doute à une grotte commune et où les petits enfans de la moderne Livadie, que n’effraient plus les mystères antiques, se glissent et disparaissent volontiers pour quelque menue monnaie. Au pied coule un ruisseau peu profond, qui sort des racines mêmes de la montagne où l’antre s’appuie. Au-dessous de celle-ci s’étend une plaine verdoyante et bien arrosée, qui forme un jardin naturel autour de cet enfer sans terreur. La Grande-Grèce eut pareillement, dès une époque fort ancienne, dans le voisinage de Naples, entre les collines de Pausilippe et le gracieux petit golfe de Baïa, sa contrée infernale, son Achéron, son lac Averne, et plus loin, en face du rocher de Misène, ses Champs-Elysées. Il n’y faudrait pas chercher les sombres paysages inventés par Virgile. C’est là que les beaux esprits et les oisifs de Rome, qui ne s’effrayaient guère de la vie future et de ses châtimens, venaient dans les mois d’été abriter leurs plaisirs. Là, au bord de ce golfe qu’Horace proclamait le plus riant du monde s’élevait la villa de Cicéron, pour qui les enfers n’étaient qu’une fable d’enfans, et qui ne croyait qu’à l’immortalité des grands citoyens. Au temps de l’empire, le rigide Sénèque décrivit dans ses lettres, avec une colère apparente, le lac Averne, parsemé de roses, couvert de barques aux mille couleurs et retentissant jour et nuit de la musique des sérénades et du chant des courtisanes. Les contemporains de Néron pouvaient se jouer à leur aise des traditions saintes, c’est la Grèce elle-même qui leur avait appris le scepticisme. Elle montrait en tant de lieux divers les abords du royaume de Pluton et le séjour des dieux éternels, que c’était folie d’y croire encore, et il y avait longtemps déjà que les vieux dogmes étaient morts.


ÉMILE GEBHART.