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inquiétudes les plus poignantes et certainement le plus grand chagrin de sa vie ; mais son récit ne se ressent guère de cette émotion si profonde. Mlle de Saint-Remy de Valois (la future Mme de Lamotte) étant issue d’un fils naturel reconnu du roi Henri II, il n’en fallait pas davantage pour flatter un caractère vaniteux. Elle cherchait fortune à Bar-sur-Aube, quand M. Beugnot, qui s’ennuyait dans sa province, se laissa séduire à tel point que son père, homme vertueux et sage, eut un instant la crainte de voir entrer dans sa famille la dernière des Valois. La bonne étoile de l’amoureux le préserva de ce triste honneur. Mlle de Saint-Rémy épousa un gendarme, et un mois après le mariage accoucha de deux jumeaux.

M. Beugnot retrouve à Paris la nouvelle mariée, dont il devient le cavalier servant. Il la mène deux fois par semaine dîner au restaurant du Cadran-Bleu, et lui prête ses domestiques et sa voiture pour l’audience du cardinal de Rohan, dont les mœurs galantes ne laissent pas cependant d’exciter en son cœur une certaine jalousie ; mais comment résister à un Rohan, grand-aumônier de France, évêque de Strasbourg, prince souverain d’Hildesheim ? M. Beugnot se prête sans effort à la situation nouvelle. « Je me confirmai, dit-il, dans la pensée que l’opulence de Mme de Lamotte tenait à sa liaison intime avec M. le cardinal de Rohan, et je réglai ma conduite avec elle sur cette donnée. Je me présentais à sa porte avec discrétion. J’attendais, pour y aller manger, qu’elle me fît l’honneur de m’inviter ; Je la mettais à son aise et sur son terrain en affectant le respect avec elle. » Ainsi M. Beugnot se façonne au métier de courtisan. Mme de Lamotte, qui lui sait gré de sa réserve, le place à table immédiatement après les gens titrés, et le jeune magistrat (c’est le nom qu’elle lui donne) est tout gonflé de tant d’honneur. Ce n’est pas qu’il croie à la durée de cette opulence ; c’est que fidèle aux principes qu’il appliquera plus tard dans sa vie politique, il attend le dernier mot de la fortune.

Il faut pourtant lui rendre cette justice, M. Beugnot, malgré ses faiblesses, demeurait trop honnête pour être admis à toutes les confidences de Mme de Lamotte ; mais il rencontrait chez elle assez mauvaise compagnie, notamment ses complices dans l’affaire du collier : Mlle d’Oliva, qui, dans la scène nocturne du bosquet de Versailles, joua le rôle de la reine Marie-Antoinette, et Cagliostro, « moulé exprès pour le rôle du signor Tulipano de la comédie italienne. » Il vit de très près le dénouement de cette odieuse comédie. Le jour de la Saint-Bernard, il dînait à l’abbaye de Clairvaux avec Mme de Lamotte, qu’on y traitait comme une princesse de l’église à cause de ses rapports avec le cardinal. L’abbé Maury, qui devait faire le sermon d’usage, se fit attendre, et n’arriva de Paris qu’au moment où l’on venait de se mettre à table. On lui demanda des nouvelles. « Comment, des nouvelles ! s’écrie-t-il, mais où vivez-vous donc ? Il y en a une qui étonne, qui confond tout Paris. M. le cardinal de Rohan, grand-aumônier de France, a été arrêté mardi dernier, jour de l’Assomption, en habits pontificaux et en sortant du