Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/256

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’étonne, c’est que vous ayez retrouvé vos jambes pour marcher ; mais tenez-vous’pour dit que nous pleurerons des larmes de sang que sa promenade de ce jour n’ait pas été la dernière. — Vous êtes un insensé. — Et vous un imbécile, sauf le respect que je dois à votre excellence. »

Après la campagne de 1813, le comte Beugnot fut envoyé en qualité de commissaire extraordinaire dans le département du Nord. Ce n’est pas là, il faut l’avouer, le plus beau chapitre de sa vie ; cependant il débute bien. En arrivant à Lille, le commissaire de l’empereur se fit inscrire dans la garde nationale, endossa l’uniforme de grenadier, qui allait très bien à sa grande taille, et il se montra sur les remparts quand le canon se mit à tonner. « J’étais soutenu, dit-il, par la pensée d’un devoir à remplir, et je trouvais une satisfaction mêlée d’orgueil à redoubler de dévouement à l’empereur malheureux… J’ai été pour Napoléon l’un des ouvriers de la première heure, il me trouvera, s’il le faut, à la dernière, et, quelle que soit la destinée qui l’attend, il y a toujours quelque gloire à tomber adossé à un colosse de cette dimension. » C’est trop souvent le propre des hommes intelligens de voir le bien et de faire le mal. La conscience vous donne les meilleurs conseils, on ne l’écoute pas, on cherche à l’endormir ou à la tromper par des sophismes ; mais chez M. Beugnot on ne trouve pas même la trace d’une pareille lutte. Il apprend par le Moniteur du 30 mars 1814 la déchéance prononcée par le sénat, la formation d’un gouvernement provisoire et sa nomination à la place de commissaire pour le département de l’intérieur. Aussitôt sa première pensée est d’abandonner le poste d’honneur qui avait été confié à son patriotisme, et que tout à l’heure encore il jurait de défendre jusqu’à l’extrémité. Il s’affuble d’un uniforme de cantonnier, et la nuit, comme un déserteur, part sous ce déguisement.

Le fugitif de Lille, devenu ministre de sa majesté très chrétienne, ne prend même pas la peine d’expliquer sa transformation. Le retour aux opinions de sa jeunesse opère dans sa personne une sorte de rajeunissement. Sa vanité bourgeoise est flattée outre mesure d’un mot tombé de la bouche des princes. Il devient sentimental. A l’entrée du comte d’Artois à Notre-Dame, et au moment où le prince se prosterne au pied de l’autel, il admire un rayon de très vive lumière qui vient frapper la figure du frère de Louis XVI, et lui imprime « je ne sais quoi de céleste. » Il est pris d’un tel accès d’optimisme que la présence des souverains étrangers à Paris lui semble la chose la plus brillante et la plus honorable pour la France. « Jamais, dit-il avec emphase, jamais à aucune époque de ses fastes, ni même durant le règne de Napoléon, cette capitale célèbre n’avait rien offert de comparable à l’auguste et magnifique spectacle de tous ces souverains désarmés, amis, et qui venaient unir franchement leurs vœux à la voix du roi de France pour le bonheur et la liberté de cette nation, qu’on n’avait cessé de craindre que pour recommencer à l’admirer. »

Sans doute il est des temps où il ne faut pas condamner avec trop de