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Il a saisi sa proie, il l’a emportée à l’écart pour l’égorger. Oui, et elle aussi, la femme étrangère, elle la fleur et l’épée, fleur meurtrière pour les hommes, épée rouge de sang répandu à plaisir, elle, la créature adorable, haïssable encore plus ! oui, elle a vu de ses yeux indifférens, elle a considéré avec son froid sourire d’étrangère mes chers, mes pauvres morts ! Elle me voit moi-même misérable au-delà de toute misère, femme accablée de douleurs entre toutes, nom effacé sous les larmes que répandra sur moi le genre humain. »


C’est ensuite l’orgueil, non moins implacable que la haine :


« Reine impuissante, sœur malheureuse, mère maudite, je ne suis plus qu’un objet de pitié. Cependant ma sœur Léda, sur son trône, de l’autre côté de la mer, entourée de beaux enfans et de son époux respecté, me maudira, disant : C’est un fléau, non un fils, que tu as porté, un feu brûlant, un brandon qui consume ton âme et la mienne… Ah ! mes frères, soyez contens ! vous aurez de royales funérailles !… Quoi ! dans ses ténèbres, ma mère Eurythémis, ombre courroucée, apprendrait que ses fils descendent vers elle sans honneurs, sans vengeance, comme des malheureux sans famille, tandis que leur sœur est sur le trône ! Ce serait un affront pire que cette douleur ! Non, dans son désert funèbre, au milieu des troupeaux des ombres semblables à autant de feuilles sèches, dans le sombre bercail des morts qui ne voit jamais le soleil, ma mère aura sa faible satisfaction, sa raison d’être fière, en apprenant que reine elle a porté une fille qui sait être reine. »


C’est encore la passion de la vengeance qui, à la haine et à l’orgueil, ajoute l’ivresse du sang :


« Le destin m’appartient, il est mon fils, le compagnon de ma couche, mon frère. Vous, dieux forts, faites-moi place parmi vous, je suis comme un d’entre vous, je donne et j’ôte la vie. Toi, ô Terre, qui as fait et défait l’homme, toi dont la bouche est sanglante des fruits de ton propre sein que tu dévores, regarde de quelle bouche, avec quel aliment, moi aussi, je nourris mes entrailles : c’est avec la chair même faite de mon corps. Regarde ! cette torche incendiaire que j’allumai un jour, je l’éteins dans le feu qui la dévore, je la réduis en cendre et en poussière… »

« J’ai osé le faire, et je ne pleure pas, et je ne crie pas. Criez, vous, et pleurez ! Je n’invoque pas les dieux, invoquez-les ! Je n’ai pitié de personne, ayez pitié, si vous voulez ! Je ne sais si je vis, seulement je sens le feu sur ma figure, je sens sur mon visage la brûlure d’un tison. Oui, la fumée me prend à la gorge ! oui, j’aspire cette fumée de mes narines et de mes lèvres insatiables, impatientes. Mes mains brûlent, un feu consume mes yeux, je chancelle comme ivre de la vie, ivre de plaisir. Et cependant, quoique folle de joie, ma vie me paraît longue, je me sens comme rouge de sang versé. Voyez ! la flamme m’envahit à mesure qu’elle pâlit en lui. Mes veines se gonflent du sang qu’il perd, le flot de la vie passe de lui en moi. Mes regards s’allument du feu qui expire dans ses paupières éteintes. Ma joue est pourpre, parce que la sienne prend la teinte de la mort. »