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que j’eusse la faiblesse de vouloir écrire un opéra d’Hamlet, c’est à cette donnée-là que je me tiendrais.

Rentrons dans la littérature pour un moment, M. Taine veut absolument identifier Shakspeare avec Hamlet, tandis que les Allemands, et particulièrement Gervinus, prétendent qu’entre les divers types de sa création Henri V est celui qui ressemble le plus au poète. J’estime que des deux côtés on doit être dans le vrai, en ce sens qu’Henri V me paraît représenter la jeunesse et Hamlet l’âge mûr de Shakspeare. D’ailleurs la personnalité de l’homme, elle est partout et nulle part ; chacun de ses drames en contient quelque chose sans qu’il soit possible de confronter celui-ci plutôt que celui-là avec tel ou tel événement de son existence. L’œuvre de Shakspeare me représente assez bien un monde derrière lequel un invisible créateur se dérobe. C’est donc ce monde qu’il faut interroger sans relâche pour se rendre compte et de la grandeur de l’individu et de quels efforts il fut capable. Je dis de quels efforts, car on aurait tort de s’imaginer que, même à de pareilles natures si prodigieusement douées, les conditions de travail et de développement progressifs puissent être épargnées. On naît Shakspeare, et on le devient. Toute couronne, même celle de l’intelligence, veut être conquise, et l’aigle ne vole que lorsque ses ailes ont poussé. L’ignorance de Shakspeare est une de ces vieilles histoires qui désormais n’ont plus cours. Ce qu’on n’ignore plus aujourd’hui, c’est qu’il savait tout ce que savait son temps, plus ce quelque chose que l’instinct divinatoire révèle au génie, et ce temps placé sur la limite de deux mondes, entre le moyen âge plein de fantômes qui sombre dans l’océan du passé et l’ère nouvelle dont l’aurore va poindre, — ce temps, il faut le reconnaître, était merveilleusement combiné pour aider aux facultés créatrices dans tous les genres. Aussi quel mouvement et quel essor ! Luther, Colomb, Michel-Ange, Raphaël, Dürer, Tasse, Palestrina, Calderon, et finalement pour terme suprême l’enchanteur Prospero-Shakspeare, le magicien dont le miroir réfléchira pour l’éternité le tableau d’une période comme il n’y en a pas deux dans l’histoire de l’esprit humain.

La réformation gouvernait l’Angleterre ; Londres, par l’activité de son commerce, l’accroissement et le bien-être de sa population, comptait au premier rang des capitales de l’Europe ; la liberté de penser ouvrait à l’intelligence des horizons nouveaux. Avec le sens de l’antiquité renaissante, le goût des langues anciennes s’éveillait ; la poésie classique, la mythologie, passionnaient les hautes classes à un point qui ne s’est jamais vu, qui ne se reverra jamais, Les jeunes filles apprennent le grec et le latin ; la reine Elisabeth lit Isocrate, traduit Horace et Plutarque. Ses appartemens étaient tapissés de sujets empruntés à l’Enéide, et lorsqu’elle apparaissait