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de première main les ballades et les nouvelles qui servent de sujets à quelques-uns de ses drames. Avant d’écrire le Marchand de Venise, Roméo et Juliette, Othello, Shakspeare, c’est un fait désormais constant, fit un voyage en Italie, et comme Albert Dürer et les grands artistes du nord parcourut les localités célèbres, étudia sur place les mœurs qu’il devait si merveilleusement mettre en lumière. Quel passant a jamais traversé Vérone sans y évoquer le souvenir de Roméo et Juliette ? Deux chroniqueurs qui, bien avant Bandelo et Girolamo della Corte, ont raconté cette ineffable tragédie d’amour, Luigi da Porta et Masucchio de Salerne, en placent le théâtre à Sienne, mais Shakspeare a voulu que ce fût Vérone, et la poésie, une fois de plus, a, selon le mot d’Aristote, vaincu l’histoire. Essayez donc de chercher la trace des deux amans ailleurs que dans la Vérone des seigneurs de la Scala. Parmi les trente-six palais, dont s’enorgueillit encore aujourd’hui la fière cité du moyen âge, il en est au moins trois où l’on aimerait à se représenter la scène du bal. Ces fenêtres à ogives, ces balcons de marbre si curieusement fouillés, ces vastes murs couverts de fresques à demi effacées, on se plairait à les interroger. N’est-ce point là en effet que Roméo, déguisé en pèlerin, rencontra pour la première fois Juliette, et que l’adorable enfant à cette apparition soudaine s’écria dans le naïf pressentiment de sa destinée :

Come hither, nurse : what is you gentleman ?
Go, ask his name : — if he be married,
My grave is like to be my weddingsbed.


Eh bien ! non, l’ironie des choses a voulu que les lieux immortalisés par la plus poétique des légendes fussent aujourd’hui une auberge de rouliers. Non loin de la Piazza delle Erbe, dans la via Cappello, s’élève un bâtiment massif, dégradé, suant la puanteur. Dans la cour humide, les poules gloussent sur le fumier, les charrettes attendent que les gens, du marché reviennent atteler. Comme nous rôdions silencieusement autour de l’édifice, la padrona, une robuste commère haute en couleur nous engagea verbeusement à parcourir les salles intérieures du palais ; c’était déjà trop du dehors ! Un chapeau taillé dans la pierre au-dessus de la porte dénonce au regard de l’étranger la résidence supposée, sinon très authentique, des Cappelletti, et ce qu’on peut dire de mieux à l’avantage de cette masure, c’est qu’elle est assez vieille pour avoir vu les temps du prince Escalus :

Che’n su la scala porta il santo uccello.


A L’extrémité sud de la ville, dans le jardin de l’orphelinat des franciscaines, on vous montre le sarcophage où jadis les corps des