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sens fécond pour M. Cherbuliez, car en même temps qu’il se passionnait pour la philosophie de Hegel, un autre travail inaperçu du jeune écrivain lui-même s’opérait en lui, ce travail latent qui se fait toujours en nous sans que nous y pensions, qui n’est jamais celui auquel nous dévouons notre ardeur, et qui, lorsque les années se sont écoulées, se découvre tout à coup le seul profitable. Ce travail, qui ne nous coûte pas d’autres fatigues que celles des fonctions de la vie, c’est celui qui consiste à entrer jour par jour dans la familiarité des choses qui nous entourent, à en respirer, jour par jour l’âme secrète, à en surprendre les plus fugitifs aspects et les plus délicates nuances. C’est à cette époque qu’il fait sans doute rapporter la formation du germe du comte Kostia dans l’esprit du jeune auteur, car c’est à cette époque qu’il entra dans l’intimité de ces paysages des bords du Rhin dont il a fait la scène de son beau roman.

Mais de toutes les circonstances qui ont favorisé la fortune littéraire de M. Cherbuliez, la plus heureuse est le résultat de sa propre volonté. M. Cherbuliez a eu le bon sens de se refuser à diverses reprises à l’exercice d’une fonction quelconque, même de celles qui semblaient le plus conformes à ses goûts, pour se consacrer tout entier à la littérature. École centrale, école normale, professorat, préceptorat dans les maisons princières, il a successivement refusé toutes ces carrières. A notre avis, il a eu raison ; l’exercice d’une profession, même appartenant à un ordre purement intellectuel, est essentiellement antipathique et funeste à la libre floraison de l’esprit. Aussi le premier devoir de l’homme qui aime sincèrement les choses de l’intelligence, lorsqu’il est assuré contre le besoin par sa condition de fortune, ou qu’une chance heureuse l’en amis à l’abri, doit-il être de se dispenser de tout travail pratique, d’une utilité directe ou introduisant dans l’emploi du temps une régularité mécanique. Le véritable exercice de la pensée, c’est-à-dire cette incessante émanation de rêverie qui s’échappe d’une âme intelligente, et qui est son parfum, sa musique et sa volupté. La vie de l’intelligence demande une activité incessante, mais désintéressée, n’ayant autant que possible aucun but précis. Sans cette condition étrange et anormale, pas d’esprit primesautier et pas d’œuvre originale. Avec une vie dont le temps sera réglé mécaniquement par les exigences des fonctions, vous pourrez aspirer à la gloire d’un professeur illustre, d’un avocat, d’un prédicateur, jamais à celle d’un de ces esprits qui ont fait passer leur âme entière dans leurs écrits, d’un Montaigne par exemple. C’est parce qu’ils connaissent le prix de ce