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larmes coulaient malgré moi sur mon visage épouvanté ». Auguste aussi finit par l’apprendre, et, dès qu’il le sut, il se vengea. Ce qui est très remarquable, c’est que le plus puni fut Ovide, qui n’était pas le plus coupable. Julie ne sortit pas de l’Italie. Silanus pouvait rester à Rome ; il s’exila volontairement, comprenant bien qu’après cet éclat il ne pouvait plus se trouver en présence du souverain qu’il avait offensé. Ovide fut envoyé aux extrémités du monde. Cette aggravation de peine ne s’explique que par des rancunes antérieures. On prétend ordinairement que l’aventure de Julie fut le seul motif de la punition d’Ovide, et que l’Art d’aimer n’en était que le prétexte ; je crois au contraire que ses poésies ont été la cause véritable de son exil, et que le reste n’en fut que l’occasion[1]. Je l’ai déjà dit, Auguste devait secrètement l’accuser de la corruption générale et rejeter sur lui la faute de tous. Ce qui semblait le confirmer dans sa pensée, c’est qu’il le retrouvait toujours dans ses malheurs domestiques, indirectement par son Art d’aimer dans le crime de la première Julie, plus directement avec la seconde. Il lui en voulait de tous ces désordres qu’il était forcé de punir. Son cœur était plein de ressentimens contenus et dissimulés ; ce dernier scandale fit tout déborder. Voilà pourquoi Ovide fut plus puni que les autres ; il paya pour lui et pour la société tout entière. La colère d’Auguste était si violente qu’elle ne s’embarrassa d’aucun souci de justice ou de légalité[2], et ce poète détesté, ennemi personnel de l’empereur pour le mal qu’il avait fait à sa politique et la corruption qu’il avait introduite dans sa famille après l’avoir répandue dans la société, fut relégué sans pitié dans une petite ville du Pont-Euxin.


III.

Ovide a raconté dans une de ses élégies les plus désespérées la dernière nuit qu’il passa à Rome. Rien n’était prêt pour le départ, quoiqu’Auguste eût laissé le temps de s’y préparer. La fille du poète n’avait pas pu être prévenue et lui amener ses petits enfans. Sa maison était presque déserte ; deux ou trois amis à peine avaient osé venir lui serrer la main. Rien ne le surprit davantage et ne lui fut plus sensible que cet abandon. Comme il n’avait jamais connu de disgrâce, il ne savait pas que « tant qu’on est heureux, on compte beaucoup d’amis, mais qu’au premier nuage on reste seul ». Son

  1. Cette opinion a été soutenue par M. Adolphe Schmidt dans son ouvrage intitulé Geschichte der Denk — undGlaubensfreiheit.
  2. Ovide prétend qu’il n’y avait pas à Rome de loi contre les ouvrages immoraux, et qu’on ne les avait jamais punis. « Je n’ai rien fait, dit-il, qui fût défendu par la loi. »