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égale. Il arrive à donner une intensité fort remarquable à sa coloration, tout en lui laissant une transparence qui paraît la rendre diaphane, Elle n’en est que plus agréable et plus douce aux yeux. C’est par le coloris que M. Fromentin conçoit ses tableaux, cela me paraît évident. Il entrevoit une combinaison de nuances, une gamme précieuse ; il l’exécute, et les personnages ne sont plus pour lui qu’un prétexte à réaliser les tons qu’il a rêvés. Aussi ce qui domine toujours dans ses tableaux, c’est l’effet d’ensemble, qui est harmonieux comme un châle de cachemire. C’est là une qualité rare, que M. Fromentin a développée chez lui avec un soin constant et qu’il possède au plus haut degré. En ce genre, les Bateleurs nègres sont excellens. Sous le ciel puissant de l’Afrique, dans un village du Sahara, village à maisons grises, basses, percées de fenêtres étroites, parfois garanties du soleil par un haillon tendu, une rue sert de théâtre à leurs exercices. La tête, les bras, le torse, les jambes nus, à peine couverts d’un caleçon rouge, tournant sur eux-mêmes, entrechoquant dans leurs mains les lourdes crotales de fer, ils dansent pendant que leurs compagnons frappent à coups redoublés sur le darabouck, et que des Arabes immobiles dans les larges plis de leur burnous, rangés à l’ombre contre une muraille, les contemplent en roulant leur chapelet entre leurs doigts. Quelques femmes, quelques enfans, se sont groupés çà et là et regardent les histrions, qui se démènent au milieu du bruit. Il est difficile de voir une toile plus plaisante et plus douce ; à force de science, la couleur arrive à une sorte de suavité qu’il n’est pas aisé de définir. Les petites têtes des enfans et des jeunes femmes curieuses, quoique un peu trop plates, sont très fines et fort bien rendues. Quant à l’aspect général du pays, on sait à quel point M. Fromentin excelle à le traduire sur la toile ; c’est assez dire qu’il est exact et d’une vérité parfaite. C’est, je crois, dans les toiles de cette dimension que M. Eugène Fromentin doit continuer à chercher les succès qui déjà ont récompensé ses efforts et lui ont valu la juste réputation dont il jouit. La grandeur d’un tableau ne prouve rien, ni pour ni contre le talent de celui qui l’exécute, on le sait ; mais il semble que M. Fromentin est plus maître de lui lorsque, concentrant tout son effet dans un cadre restreint, il n’est pas entraîné à grandir ses personnages, à substituer la ligne et le modelé à la couleur et à atténuer ainsi ses principales et meilleures qualités. La Caravane de Marilhat vaut une toile de vingt pieds, et l’artiste aurait donné des proportions de nature à ses modèles qu’il n’aurait pas dit plus qu’il n’a dit. Dans un petit tableau, M. Fromentin excelle à grouper ses bonshommes, à éviter les trous dans la composition, à faire valoir son coloris par le rapprochement des nuances