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dextérité qu’elle n’en met à faire s’entre-choquer les sol et les la au-dessus de la ligne avec les et les mi du premier registre. Passons à l’expression de cette voix, aux secrets de sonorité qui sont en elle. Je ne parle pas de ses sons filés, car c’est encore là apparemment un privilège de race, et que Jenny Lind possédait dans la perfection ; mais il y a dans cet organe singulier des variétés de timbre qui, bien employées, peuvent être au théâtre d’un effet inouï. Dans l’octave du milieu, par exemple, du au-dessous de la ligne au sur la quatrième ligne, Mlle Nilsson a des facultés de respiration, de tenue, de decrescendo prolongé, infiniment rares chez les femmes, et de plus quelle étrangeté dans ces régions de la voix, quel mystère ! On dirait parfois d’une voix qui revient, il y a du spectre, je ne sais, quels effets latens de terreur, de lumière électrique… Mais où trouver le compositeur ? On parle de M. Thomas ; hélas ! pour un tel diamant quel ouvrier ! Et encore Ophélie n’est point le rôle. On n’a vu là comme partout que la physionomie, les dehors du personnage. Ophélie, étant du nord, doit être blonde ; Mlle Nilsson est blonde, il n’en fallait pas davantage, on a pris le rôle par les cheveux. Folie pour folie, j’aimerais mieux la fiancée de Rawenswood ; dans Lucie au moins vibre l’accent dramatique. Le crime, la terreur qui s’attache au sang répandu, même par des mains innocentes, se mêle à cette démence. Ophélie est une apparition, l’ombre d’un rêve ; insister sur cette figure qui ne trouve et ne doit trouver son effet qu’au second plan, en faire un premier rôle, une prima donna, c’est remonter le cours des âges ; c’est retourner, en dépit de Meyerbeer et du progrès des temps, aux vieilles carrières de l’opéra italien. Dans Hamlet, il n’y a qu’un rôle, Hamlet. Tous les autres personnages sont là pour lui et ne sauraient avoir qu’une importance relative. Rachel eut l’ironie, cette voix Scandinave a son accent tragique, elle aussi. L’épouvante, le mystère, voilà sa note, il s’agit de savoir en user. Du reste, même caractère virginal que chez Jenny Lind, avec une nuance effarouchée en plus. Et quelle prérogative en outre pour une jeune cantatrice de s’être formée à Paris ! Quelle supériorité pour un talent naissant et déjà plein d’avenir d’entrer dans la vie d’artiste par cette porte ouverte sur le monde ! De ces fleurs dalécarliennes qui formaient le bouquet de soirée de Jenny Lind, Christine Nilsson a naturellement gardé les plus charmantes, — l’Invitation à la valse, qui, traduite, s’appelle en français le Bal, et telle autre pathétique tyrolienne d’une langueur d’accent indéfinissable. Que sont nos romances et nos chansonnettes près de ces soupirs de la montagne et du lac glacé ? En écoutant avec ravissement ces rhythmes anonymes cadencés par la voix la plus étrange, la plus pure, on rougit de tant de pauvretés musicales, de niaiseries où Paris met sa marque de fabrique, et qui vont ensuite infester le monde.

Avoir sa nationalité, grande affaire pour une voix, pour un talent ! La fleur qui n’est que belle, le fruit qui n’est que doré, ne vaudront jamais que