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ou de Versailles, et Chenonceau, victime de la vanité et de la courtisanerie, se vit sacrifié pour un mot, pour un sourire de Louis XIV. Il est vrai qu’en ce moment il appartenait à des hommes ; mais il faut croire qu’un mauvais sort s’acharnait contre lui, car il passa bientôt par les mains de deux femmes sans que ni l’une ni l’autre daignât lui témoigner la moindre bienveillance. Anne de Bourbon-Condé, duchesse de Vendôme, hérita de son mari en 1712. A sa mort, en 1718, elle laissa tous ses biens à sa mère, la princesse de Condé. Chenonceau, confondu dans la masse, appartint donc successivement à ces deux princesses ; mais ce n’était plus alors le Chenonceau du XVIe siècle, frais et pimpant, sûr de plaire, aimé de toutes les reines. Tout en lui portait l’empreinte de la vieillesse et de l’abandon. L’herbe et la mousse couvraient les pierres, le vent sifflait dans les salles désertes, et çà et là les murailles se fendaient tristement. Aussi quand le duc de Bourbon, qui avait acheté Chenonceau de la princesse de Condé en 1720, visita par hasard son nouveau domaine, il ne put se défendre de quelque pitié pour le château abandonné, et voulut panser ses plus graves blessures. Hélas ! ce fut un peu l’histoire de l’ours et du pavé ; M. de Bourbon calculait bien et savait le prix des choses : il restaura Chenonceau aux dépens de Chenonceau lui-même. Les beaux vieux arbres du parc, abattus par centaines, payèrent les maçons et les couvreurs, et Chenonceau, rassuré sur le sort de ses murailles, dut pleurer ses jardins déshonorés.

Enfin cette mauvaise fortune qui s’obstinait depuis près d’un siècle et demi, sembla se lasser lorsque M. de Bourbon vendit Chenonceau au célèbre financier Dupin. Ce qu’était Claude Dupin, le fermier-général, ce qu’étaient sa fortune et son rang dans le monde, nul ne l’ignore. Ce ne fut pas, il faut l’avouer, une des moindres bizarreries de la destinée de Chenonceau que de le mener ainsi à travers tant de rois, de reines et de favorites, d’un général des finances à un fermier-général. Quoi de plus naturel après tout que de voir Dupin dans le château de Bohier ? Entre le financier du XVIIIe siècle et le financier du XVIe il y a tant de ressemblance ! Comme Bohier, roturier de naissance, Dupin est grand seigneur de situation ; comme lui, sorti de la classe moyenne, il se place au premier rang d’une société aristocratique et exclusive, et s’impose à elle par la seule vertu de sa richesse. Comme lui enfin, bourgeois de nom et de famille, il n’est pas fâché de relever sa roture d’une pointe de noblesse : il lui plaît de faire souche de gentilshommes, et c’est sur Chenonceau qu’il veut greffer la noblesse de sa race. Son fils aîné prendra le nom de Francueil, son fils cadet celui de Chenonceau, et voilà deux beaux noms de plus dans l’armorial de France.

Avec ces idées-là, on pense bien que M. Dupin ne lésina point