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conditions de l’ancien régime se retrouvent, et sur un sol ainsi possédé la liberté constitutionnelle a grand’peine à prendre racine. A moins que d’autres influences n’y fassent obstacle, la domination d’une aristocratie féodale est inévitable.

En Angleterre, la propriété est bien moins divisée encore qu’en Prusse, puisqu’il n’y a que 30,000 propriétaires ; mais au-dessous de cette classe supérieure se trouve celle des fermiers plus ou moins aisés qui constitue la bourgeoisie rurale. Or c’est cette bourgeoisie qui n’est pas assez nombreuse dans les provinces orientales de la Prusse. La population rurale y forme les trois quarts de la population totale, et les grands propriétaires, les rittergutsbezitzer[1] y exercent une influence irrésistible sur le nombreux personnel qu’ils emploient. Il ne faut donc pas s’étonner que le parti féodal soit encore si puissant, et qu’aux dernières élections pour le parlement de la confédération du nord le suffrage universel direct lui ait assuré tant de nominations. La Prusse présente un singulier contraste : par la diffusion générale de l’instruction primaire, par le rayonnement puissant de ses universités, par les hautes études scientifiques, elle devance les autres peuples de l’Europe ; mais par sa constitution agraire elle demeure encore engagée dans le régime féodal, dont elle vient à peine d’abolir les derniers privilèges.

Comment se fait-il, dit-on, que dans un pays où tout le monde sait lire et écrire le suffrage universel n’assure point, comme aux États-Unis, le triomphe incontesté des principes démocratiques ? C’est que, pour voter en faveur de la liberté, les lumières ne suffisent pas ; il faut être indépendant, et l’indépendance, il n’y a que la propriété qui la donne. La France est plus mûre que la Prusse pour la liberté en raison de son organisation sociale ; mais elle l’est moins à cause de son ignorance. Si la France avait plus de lumières et la Prusse plus de propriétaires, tout gouvernement autocratique y serait de part et d’autre impossible. La Prusse, en s’agrandissant vers l’occident, a fait un pas assuré vers la conquête définitive de la liberté politique et du régime parlementaire, car les pays qu’elle s’est annexés, le Hanovre, le Slesvig-Holstein, la Hesse et le Nassau, sont des pays de moyenne propriété où les idées féodales ont perdu tout empire.

  1. Le rittergut, bien de chevalier ou bien noble, ne jouit plus que d’un seul privilège, celui d’être spécialement représenté aux états provinciaux. Chacun peut en devenir propriétaire et n’acquiert point la noblesse en le devenant. Cependant c’est une possession dont on est très fier, s’il faut en juger par les registres des hôtels et des villes de bain en Allemagne, où l’on voit souvent revenir à côté du nom des voyageurs le titre de rittergulsbezitzer et même celui de rittergutsbesitserin (femme de propriétaire de bien noble).