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personnalité s’efface. Pour y faire entrer la médiocrité, qui est le lot du plus grand nombre, il faudrait que la loi vînt faire violence à la nature, qui sait se venger et promptement de pareilles entreprises.

Donner aux ouvriers le conseil de former des sociétés de production, c’est donc prendre une responsabilité redoutable. N’est-ce pas les pousser à des opérations d’un succès douteux ? S’il faut des hommes d’élite pour mener à bonne fin une société de fabrication, est-il sage de signaler cette combinaison comme la meilleure aux ouvriers de tous les degrés ? Qu’on accorde à ceux qui veulent s’associer une liberté entière, que pour eux on élargisse le cercle trop étroit de la légalité actuelle, soit ; il est bon que chacun fasse l’expérience de la liberté industrielle aux conditions qu’il lui plaira de choisir. N’empêchons pas d’agir ceux qui aiment à vaincre les difficultés et se plaisent dans les hasards ; mais qui observe ses actions au point de vue de la responsabilité qu’elles entraînent n’aura garde de pousser les ouvriers du côté où il y a des périls : évidens[1].

La coopération serait-elle, comme on s’en flatte, un moyen infaillible de détruire le prolétariat ? Le prolétaire n’est pas aujourd’hui autre chose que le pauvre, et prolétariat est synonyme de misère. Il faudrait, pour la réalisation du résultat annoncé, que toute association réussît, et qu’une entreprise fût nécessairement avantageuse par cela seul qu’elle serait conduite par une société de production. Malheureusement toute affaire est aléatoire, et si la société de fabrication échoue (il faut tout prévoir), les associés seront condamnés à souffrir comme si, travaillant chez un patron, ils étaient privés du salaire par le chômage. Il y a plusieurs moyens de combattre la misère ; la participation aux bénéfices, quand bénéfice il y a en est un, et l’économie sur le prix de la journée en est un autre, moins séduisant peut-être, mais non moins efficace.

Un fait à signaler, c’est qu’à la campagne, dans les pays de métayage, le paysan cherche son émancipation dans la substitution du salaire fixe à l’association. Le colonage partiaire n’est qu’une

  1. Un homme qui a rendu en Allemagne des services incomparables à la coopération, M. Schulze-Delitsch, donne sous ce rapport un exemple qui devrait être suivi dans tous les pays. Il ne craint pas d’exposer sa popularité en signalant les difficultés de la société de production, et il recommande aux ouvriers de ne pas commencer par cette périlleuse combinaison. « Plus ils s’exerceront, dit son dernier bulletin annuel, dans les opérations relativement faciles de la société d’épargne, ou pour l’achat des matières premières, mieux ils seront préparés pour la production commune ; plus ils connaîtront ceux d’entre eux qui seront capables de se charger de la direction du commerce de la production, et moins ils seront exposés à des illusions qu’ils paieraient très cher. »