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l’ouvrier isolé serait impuissant à obtenir une augmentation de salaire. Hors quelques cas exceptionnels, sa réclamation fût-elle juste, il serait remplacé et peut-être assez mal noté pour ne pouvoir être admis sans difficulté dans une autre fabrique. Le patron représente une force collective dont la puissance dominera toujours l’ouvrier isolé. Il est démontré par l’expérience que les réclamations en matière de salaire n’ont abouti que dans les circonstances où elles ont été présentées par les ouvriers de la même profession ou tout au moins par ceux du même atelier. On peut donc affirmer que la coalition est dans la nature des faits ; elle est surtout indispensable pour vaincre une certaine force instinctive qui tend à maintenir dans le même état les choses anciennes par la seule raison que, puisqu’elles existent, elles sont bonnes. L’individu que froisse cette résistance ne peut rien contre elle et même le plus souvent ne tente rien, car il sent qu’il aurait à combattre une coalition de préjugés dont le poids l’écraserait ; mais si, au lieu d’un individu, il y en a une multitude qui souffrent pour la même cause, la lutte devient possible, et la loi qui leur défendrait de s’associer pour cette lutte pacifique serait assurément injuste.

Les économistes ont sans doute raison de dire que les salaires, comme les prix des denrées, sont déterminés par l’offre et la demande, que le travail est cher lorsque peu de bras sont offerts, et à bon marché si la place abonde en ouvriers disponibles. Cette théorie n’est cependant pas complète, car elle néglige, comme on le voit, un des élémens du problème, la coutume. Souvent le nombre des bras augmente ou diminue sans que ce changement imprime aux salaires une modification correspondante. Les prix se maintiennent par l’habitude comme ces mouvemens qu’entretient, pendant quelque temps après l’arrêt de la force motrice, la vitesse acquise. L’empire de la coutume se fait sentir aux patrons et aux ouvriers. Tantôt les premiers hésitent à réduire les salaires, craignant de paraître durs, et tantôt les seconds, pour ne pas compromettre leur situation dans l’atelier, ajournent des réclamations, légitimes. Un fabricant, s’il était seul à réduire le prix de la journée, passerait pour inhumain, soit parce qu’il aurait provoqué une baisse générale, soit au contraire parce qu’autour de lui toutes les maisons auraient conservé les anciens prix. L’entente est donc indispensable, aux patrons comme aux ouvriers pour triompher de la coutume, cette force aveugle qui maintient les salaires tantôt au-dessus et tantôt au-dessous du taux naturel. Sans accord entre les intéressés, la tentative de l’ouvrier est stérile, et celle du patron n’est pas sans péril.

Il est des industries où la coutume est d’autant plus stable qu’elle