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pendant douze ans, les deux commandites aidant, son fils légitime lui fit entièrement oublier l’autre. Vous savez s’il vous aimait.

Comme nous sommes à la merci de nos souvenirs ! Ils s’en vont, ils reviennent quand bon leur semble. Un soir, il y a huit mois, M. de Peyrols me fit appeler en hâte. J’accourus et le trouvai dans un état d’agitation désespérée. Il gardait le lit depuis trois jours ; pour la première fois il venait de sentir la gravité de son mal, l’inquiétude l’avait pris, et aussitôt deux souvenirs, deux images qu’il avait longtemps tenues à l’écart, étaient rentrés dans son cerveau avec effraction. Ces deux fantômes, c’était Pochon, c’était Prosper. Il se demandait avec angoisse ce que l’un avait fait de l’autre. Son enfant était-il devenu par sa faute un malhonnête homme ? Ce doute l’obsédait, le torturait ; il n’avait plus d’autre idée en tête ; sa conscience était en proie à une sorte de démence aiguë, elle battait la campagne. Il s’adressait d’une voix retentissante les reproches les plus violens, les plus outrés ; à l’entendre, toute sa vie si honorablement remplie, si utilement occupée, se réduisait à une seule action, — l’abandon d’un fils né hors mariage. Je ne réussis à le calmer un peu qu’en m’engageant par serment à faire tous mes efforts pour retrouver Prosper. — J’ai foi en vous, mon vieil ami, me dit-il. Vous n’avez qu’à le vouloir, et je tiens Prosper pour retrouvé. — Mais ce qui le calma bien davantage, ce fut la promesse que je lui fis de plaider auprès de vous la cause de votre demi-frère. Il s’écria en m’embrassant : — Didier est généreux, il réparera ma faute. — Et là-dessus il se fit apporter de l’encre et une plume, et, rassemblant ce qui lui restait de forces, il écrivit d’une main tremblante le billet que voici : « Mon cher Didier, ton père en mourant te demande une grâce. Tu as un frère, M. Patru te contera le reste. Je ne te prescris rien ; tu ne prendras conseil que de ton bon cœur et de ta sagesse. Mon enfant, je m’en remets à toi ; tu feras ton possible pour réparer la coupable négligence de ton père. » Quand il eut écrit ces lignes, il eut l’air d’un autre homme, ses traits détendus offraient une expression d’apaisement dont j’augurai bien. — Vous m’avez sauvé, me dit-il. Si je mourais, je mourrais tranquille ; mais je ne mourrai pas. — Hélas ! vingt-quatre heures plus tard, il n’était plus.

Après que M. Patru eut achevé son récit, Didier demeura quelques instans plongé dans ses réflexions. Puis il dit : — Pourquoi mon père n’a-t-il pas précisé ses intentions à l’égard de son fils naturel ? Pouvait-il douter de mon empressement à exécuter toutes les dispositions qu’il aurait prises en sa faveur ?

— Mon cher garçon, repartit le notaire, votre père avait l’esprit, si j’ose dire, éminemment juridique. En toutes choses, il