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choisir et d’associer les tons une distinction rare qui détermine son originalité. Malheureusement M. Paul Baudry a été gâté ; son premier tableau exposé, la Fortune et l’Enfant, qui était une réminiscence beaucoup trop directe de l’Amour sacré et l’Amour profane, de Titien, de la galerie Borghèse, lui a valu un tel succès de camaraderie que le jeune peintre s’est cru parvenu d’emblée au sommet de l’escalier, qu’on ne gravit que lentement et avec une imperturbable constance d’efforts. Il a pensé qu’il lui suffisait de peindre au hasard, sans choix et sans étude, le premier modèle trouvé, et alors nous nous avons vu des Lédas, des Madeleines qui ne tenaient aucune des promesses faites au début. Se fiant à ses qualités innées, à une grande facilité de main, à une adresse extraordinaire de coloris, M. Baudry a négligé la ligne pour laquelle il n’a visiblement qu’un goût très médiocre ; de plus, entraîné, par une stérilité d’imagination manifeste, il n’a donné aucun soin à ses compositions et s’est contenté d’un à peu près perpétuel. Je crois qu’avec beaucoup de travail M. Baudry aurait pu devenir un peintre d’histoire remarquable ; son ambition n’a pas été si loin, et il lui a paru satisfaisant d’être un agréable peintre décorateur, excellant aux dessus de porte et aux trumeaux, C’est une spécialité comme une autre, et elle n’est point à dédaigner ; l’art est assez large pour y trouver son compte et payer en réputation l’artiste qui sait représenter d’aimables Vénus, des amours badins, des nymphes, endormies, au milieu des fanfreluches, des dorures, à côté des glaces encadrées de rocailles, sous l’éclat des lustres de cristal. Et cependant quelque chose me dit que l’auteur du portrait de M. Beulé et du portrait de M. Jard Panvillier (1857-1859) pouvait tenter une fortune plus haute, et que s’il eût eu le courage d’écouter certains critiques maussades qui lui disaient de déplaisantes vérités, il aurait pu devenir un maître sérieux au lieu, de rester un coloriste élégant, mais incorrect et n’ayant pas encore atteint le grand art.

M. Gustave Moreau est absolument le contraire de M. Paul Baudry ; autant ce dernier a eu d’abandon et s’est fié à ses facultés natives, autant l’autre a dépensé d’énergie, de persistance, de ténacité pour se modifier, et s’agrandir par l’étude. Il est parvenu ainsi à se faire un tempérament artiste qui a donné déjà des résultats considérables. Œdipe et le Sphinx, que nous regrettons vivement de ne pas voir au Champ de Mars, restera un des meilleurs tableaux de notre époque sous le triple rapport de la composition de la ligne et du coloris. Aux efforts permanent que fait M. Gustave Moreau pour se perfectionner, on peut reconnaître à coup sûr que ses visées sont très hautes et qu’il n’est jamais content de lui-même.