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d’une grande situation et d’une grande prospérité temporelle ; mais il comprend le rapport de la destinée et de la faute d’une façon moins étroite. À la vue d’un malheureux, il ne dit plus sur-le-champ : Voici un coupable ! Il s’est élevé à l’idée de cette solidarité nécessaire qui veut que les bons souffrent comme les méchans et même plus qu’eux encore des calamités que ceux-ci attirent sur tous. On a oublié les contradictions fréquentes que la réalité opposait si souvent aux calculs des anciens prophètes, ou plutôt elles se sont fondues en une seule masse qui s’explique tout entière par cet aphorisme : Israël a toujours été plus ou moins infidèle, c’est pourquoi il est aujourd’hui sévèrement châtié, et c’est parce que les infidélités continuent que la captivité se prolonge ; mais, — et ici se montre le nouveau point de vue, — ce sont les fidèles qui en souffrent le plus. Les autres échappent par l’hypocrisie ou l’apostasie aux conséquences les plus pénibles de la déportation. Que les fidèles pourtant prennent patience ! Leur sort est encore le plus beau. En particulier, il est une idée qui appartient en propre au nâbi des bords de l’Euphrate, une idée d’une rare élévation et qu’il importe de bien saisir, celle du serviteur de l’Éternel, souffrant, méconnu, expiant cruellement des fautes qu’il n’a pas commises, mais achetant à ce prix douloureux le relèvement, la félicité future du corps entier dont il est membre. Dans le sens le plus large, ce serviteur de l’Éternel, c’est le peuple juif lui-même en tant que peuple de Jéhovah[1]. Ainsi compris, le serviteur de l’Éternel mérite tantôt l’éloge, tantôt le blâme, selon qu’il reste au niveau ou bien au-dessous de la tâche qui lui est assignée par Dieu au milieu des peuples ; mais le plus souvent ce serviteur désigne l’élite fidèle du peuple, celle qui le représente devant Dieu et en est comme l’essence religieuse. Ce sera donc, aux jours de l’exil, cette minorité persévérante et plus éprouvée encore que le reste du peuple qui ne cessera de prêcher aux autres la patience et la fidélité[2]. Cette élite se personnifie dans les descriptions du prophète comme si elle ne formait qu’un individu, et c’est à elle que s’applique trait pour trait ce « cinquième évangile, » ce fameux fragment, LII, 13 ; — LIII, 12, où l’exégèse des premiers siècles de l’église, oublieuse du sens naturel des prophéties et aimant à trouver partout des prédictions miraculeuses, a vu un portrait du Christ dessiné cinq siècles d’avance. Les anciennes traductions se sont un peu ressenties de cette idée préconçue ; celle que nous avons signalée en tête de ce travail, plus littérale et plus claire, a fait retour au sens historique.

  1. Comp. XLI, 8, 9 ; XLII, 19 ; XLIV, 1, 2, 21 ; XLV, 4 ; XLVIII, 20.
  2. XLII, 1-7 ; XLIII, 10 ; XLIV, 26 ; XLIX, 1-9 ; L, 10 ; LII, 13, LIII, 11.