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destin était nécessaire pour apprendre à ce public des théâtres et des concerts le nom d’un homme de talent qui depuis dix ans travaillait à se rendre célèbre sans y réussir. Avez-vous lu Baruch ? Il y en avait là qui versaient des larmes d’admiration sur une découverte qu’il n’eût tend qu’à eux de faire plus tôt. Voilà donc M. Saint-Saens tiré de son obscurité, il entre à dater d’aujourd’hui dans la catégorie des jeunes compositeurs qui donnent des espérances. Ce n’est pas encore tout à fait le paradis, mais ce sont les limbes. M. Auber comptait au moins quarante-cinq printemps lorsqu’on s’avisa de dire aussi qu’il donnait des espérances ! Si maintenant M. Saint-Saens parvient à faire quelque figure dans le monde, c’est un peu à son mérite et beaucoup à ce hasard qu’il le devra. Il passera dans la postérité, s’il y arrive, pour un des bons produits musicaux de l’exposition universelle de 1867.

Les concerts de Strauss resteront aussi dans ce souvenir. Entendre Beethoven et Mozart, Bach, Weber et Mendelssohn au milieu des féeries du Champ de Mars est un plaisir qu’on peut se dispenser de rêver, le songe des Mille et me Nuits se réalise. Vous êtes au fond de l’aquarium, parmi les poissons et les roseaux, causant avec la source d’Ingres au murmure de la cascade ; trois heures sonnent, quittez le monde souterrain, l’ouverture d'Egmont là-haut vous rappelle. Deux fois par jour ces concerts ont lieu ; Johann Strauss, avec sa furie viennoise, enlève la valse ; un Prussien, M. Bilse, conduit les morceaux de haute école, et l’orchestre sous ses deux chefs gagne la bataille. Ils sont là soixante musiciens, tous jeunes, vaillans, prompts à l’attaque, imperturbables dans l’action. Dire que des Allemands qu’un Strauss gouverne jouent à ravir des valses et des polkas, vanter leur aptitude merveilleuse à cet exercice, leur diabolique entrain, autant vaudrait s’extasier sur la vitesse d’un cheval de course. J’aime mieux observer cet orchestre exécutant de la grande musique. Dans le prélude de Bach, dans les variations de Beethoven pour les instrumens à cordes, c’est admirable. Une délicatesse, une précision, un art de nuancer exquis ! Et quelle intelligence, quel foyer ! On sent que ces gens-là jouent pour l’amour de Dieu et de la musique, comme travaillait le vieux Bach, qui, se mettant à la besogne, commençait par tracer ces trois lettres en tête de son papier réglé : S. D. G. (soli Deo gloria !). Ils ne connaissent point la fatigue, toujours à leur affaire qui les passionne, les inspire, toujours prêts à recommencer à vous servir au-delà de vos souhaits. En causant avec M. Bilse pendant un entr’acte, nous prononçons le nom de Mendelssohn. Il réfléchit un moment et nous répond : « Je regrette qu’il n’y ait rien de ce maître sur le programme d’aujourd’hui ; mais c’est égal, je vais vous jouer l’ouverture de Ruy-Blas. » Et aussi simplement que c’était dit, ce fut fait. Quand cet orchestre pèche, c’est par excès de zèle, sa furie l’emporte. Dans la Bénédiction des poignards, les mouvemens sont pris trop vite ; à la vérité, nous ne sommes pas au théâtre, et la tempête du crescendo menée ainsi