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PROSPER RANDOCE.


ble et se mit à leur conter je ne sais quelle anecdote de coulisses. 11 ne fut plus question de ttandoce. Didier sortit, résolu à passer un mois encore à Paris.

Le surlendemain, comme il ne pensait à rien moins, Baptiste lui annonça la visite de M. Prosper Randoce. Didier prit le temps de faire un peu de toilette, soigna son nœud de cravate et parut d’un air d’Apollon devant Prosper, qui l’attendait en fredonnant une romance. Les deux frères se regardèrent avec étonnement ; ils avaient peine à se reconnaître. — « Mon provincial a la tournure d’un gentilhomme, » se disait Prosper, qui avait appliqué son lorgnon sur son œil. — « Mon demi-frère a presque l’air d’un galant homme, » pensait Didier.

Ils s’assirent au coin du feu et entrèrent en propos. Prosper avait laissé chez lui, avec sa robe de moine, ses hâbleries et ses façons cavalières. Il avait bon ton, parlait assez posément de toutes choses, avec une certaine modestie de lui-même. Il était ce jour-là dans une veine de mélancolie douce qui intéressa Didier. 11 se plaignit des difficultés de la vie et de l’art. Jadis, disait-il, tout lui semblait aisé : mais depuis qu’il avait renoncé aux vanités de la petite littérature, depuis qu’il avait eu, comme saint Paul, son chemin de Damas et que les splendeurs sacrées de l’idéal lui étaient apparues, il était devenu sévère pour lui-même ; il lui venait des doutes sur sa vocation, sur son talent, il avait des phases d’incertitude, de découragement et de dégoût. Dur labeur que celui de l’artiste ! Gomme Jacob, il doit lutter avec Dieu. Pour éprouver la patience de ses serviteurs, ce Dieu redoutable se dérobe à leurs étreintes, frappe de mort leurs cœurs et leurs bras, les plonge dans l’engourdissement du désespoir et de l’impuissance… Prosper fit un tableau vraiment pathétique des angoisses de l’artiste aux prises avec son sujet, tourmenté du démon, s' épuisant en efforts pour incorporer son rêve dans son œuvre. Didier lui passa, en considération de ses bons sentimens, quelques phrases ampoulées, quelques mots de six pieds, quelques hyperboles par trop huppées. 11 profila des bonnes dispositions où il le voyait pour hasarder quelques conseils, qui lurent reçus avec déférence ; puis on causa de Shakspeare, et Prosper fit paraître un enthousiasme dont son frère fut édifié ; bref ils se séparèrent assez bons amis.

Ils se revirent quelques jours plus tard. Prosper fit à Didier les honneurs de son portefeuille rouge, et lui donna lecture de plusieurs fragmens de son drame, qui furent écoutés avec plaisir. À vrai dire, il n’y avait que des moitiés de scènes dans ce portefeuille qui renfermait la moitié d’un chef-d’œuvre, disjecti membra poetœ. À son talent de poésie, Prosper joignait un talent de