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vous de lui faire des offres de service, ce serait l’induire en tentation ; c’est bien cela qui gâterait tout. Je suis un têtu, mon cher garçon. Permettez-moi de me défier. Aidez, si cela vous plaît, à gonfler le ballon, mais pendant l’opération ayez l’œil sur vos poches. »

XII.

Le jour même où il reçut la réponse de M. Patru, Didier alla faire visite à son frère. J’ai dit que Prosper Randoce avait la vue courte. Les habiles gens savent se servir de ce qui leur manque.

Quand Didier entra, Prosper, qui était assis devant sa table à écrire, tourna rapidement les yeux vers lui, puis il leva les bras au ciel en poussant une exclamation douloureuse, après quoi il s’accouda, la tête basse et cachant son visage dans ses mains : — « Ah ! monsieur Dubief ! s’écria-t-il (c’était le nom d’un marchand d’objets d’art). Vous êtes un terrible homme. On ne traque pas ainsi les gens. Ma foi ! j’en suis désolé, mais aujourd’hui vous n’aurez pas un sou de moi. Les eaux sont basses. La nuit dernière j’ai joué, et j’ai perdu. Faites ce qu’il vous plaira, remportez vos bronzes, mon bel ami, et la petite Vénus, et le petit christ d’ivoire. Vous m’arracherez le cœur. Que vous importe ? Ces petites bêtises-là, voyez-vous, étaient ma consolation, ma joie, les délices de mes yeux et de mon âme. Je n’avais qu’à les regarder et mon cœur entrait en danse, mes idées prenaient des ailes, il leur poussait des rimes à la tête et aux pieds, comme en avril poussent les bourgeons au bout des branches… Désormais il n’y aura plus rien là, plus rien !… » Et il s’appliqua un grand coup de poing sur le front.

Il avait débité ce petit discours tout d’une haleine et avec une telle volubilité que Didier n’avait pu placer un mot. Celui-ci se fit enfin reconnaître, et Prosper joua la surprise avec un parfait naturel. — Eh quoi ! c’est vous, mon cher ! dit-il. Prenez-vous-en à mes yeux : ce n’est pas le premier tour qu’ils me jouent ; mais aussi que ne parliez-vous ? C’est votre paletot gris qui est cause de ma méprise. Cet enragé M. Dubief s’habille de gris comme vous. Franchement je n’avais pas la conscience tranquille à son endroit ; une conscience troublée évoque des fantômes… — Et à ces mots éclatant de rire : — Allons, j’en serai quitte pour la peur. P »emettons-nous, seigneur, d’une si chaude alarme. Asseyez-vous là et causons de quelque sujet plus récréatif.

Didier s’assit ; on causa théâtre, mais la conversation languissait ; Prosper semblait distrait. — Qu’avez-vous ? lui dit son frère. Vous