Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/35

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

élévation de son sens moral et à la rectitude imperturbable de son jugement autant qu’à son libre et fin esprit d’observation. Je ne prendrai dans ses souvenirs que deux exemples de ses appréciations prophétiques sur les événemens auxquels il assistait et sur le fougueux génie de leur auteur, et je prendrai ces exemples, non pas à la fin de la carrière administrative de M. de Barante, quand la sinistre lumière des conséquences imminentes éclatait à tous les yeux ; mais au début de sa vie publique et dans les impressions du jeune auditeur en Silésie et du petit sous-préfet de Bressuire au milieu des splendeurs de l’empire.

« Les dix mois que je venais de passer en Allemagne, dit-il à la première de ces deux époques, sinon sur le théâtre de la guerre, du moins dans la région conquise et occupée par nos armées, laissèrent dans mon esprit des notions qui ne s’effacèrent point. Sans doute le spectacle des calamités et des misères de la guerre, les souffrances des soldats, l’oppression des vaincus, doivent produire des impressions vives sur le spectateur qui, n’ayant point couru de danger, n’a pas le droit d’être sans pitié ; mais, s’il se bornait à éprouver ce sentiment sympathique et à raconter comment il a été ému, il répéterait des lieux communs que toute guerre soutenue à une époque quelconque par tel ou tel général aurait pu inspirer. En ce sens, l’empereur avait raison d’écrire dans une lettre adressée à M. Maret : « Concertez-vous avec M. Daru pour faire partir de Varsovie les auditeurs qui sont inutiles, qui perdent leur temps, et qui, peu habitués aux événemens de la guerre, n’écrivent à Paris que des bêtises ; » mais on pouvait, à part toute sensibilité, tirer de ce qu’on voyait en Allemagne et en Pologne des enseignemens politiques, apprendre à connaître le caractère et le génie de l’empereur et conjecturer sur l’avenir. Ainsi la campagne entreprise après la bataille d’Iéna et l’invasion de la Russie au commencement de l’hiver sans projet déterminé, sans intention formelle de rétablir la Pologne et sans croire beaucoup à la possibilité de cette restauration, l’armée dispersée sur la rive gauche de la Vistule sans prévoyance de la marche de l’armée ennemie, puis cette concentration subite à Varsovie sans préparatifs, sans magasins, l’entrée en campagne à la fin de décembre et l’essai d’une guerre dans la boue tentée contre toute apparence de succès, l’agressive reprise trois semaines après sur la neige, au risque du dégel et sans moyens de nourrir l’armée, — tout cela en laissant en arrière l’Autriche, que la vengeance et le plus simple calcul de ses intérêts devaient décider profiter de l’occasion, et l’Allemagne, qui pouvait se soulever : telles étaient les circonstances dont il était impossible de ne pas être frappé, d’autant qu’il s’agissait non pas de