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sur la pointe du pied, comme si de par la loi il lui était défendu de faire du bruit. On eût dit une ombre errant le long des bords du Styx. De temps en temps, il s’approchait d’un groupe, hasardait quelques questions, n’obtenait que des réponses courtes, sur quoi il s’en allait tenter fortune ailleurs, repoussé partout avec perte.

Sur le portrait que lui en avait fait Prosper, Didier reconnut M. Lermine. Touché de commisération, il alla droit à lui, entra en propos. M. Lermine le reçut avec cette défiance que donnent l’habitude de souffrir et la désertion des amis ; son sourire doucement ironique semblait lui dire : « — Prenez garde ! vous vous compromettez. Ne voyez-vous pas que je suis en quarantaine ? » Didier tint bon ; son exquise aménité et ses manières distinguées firent impression sur le bonhomme, qui finit par céder au charme. Enchanté d’avoir découvert quelqu’un qui paraissait le tenir encore pour quelque chose, il devint expansif, et, prenant Didier par le bras, il l’emmena dans un coin du salon où ils purent s’entretenir en liberté. 11 se trouva que M. Lermine connaissait le Dauphiné et la Drôme ; cette contrée lui était chère parce qu’il y avait recouvré la santé. La fontaine de Saint-May, située à quelques lieues de Nyons, et qui passait en vertu, selon lui, la fameuse source minérale de Condillac, lui avait sauvé la vie. En revenant d’une tournée dans les Alpes dauphinoises, il était arrivé à Saint-May languissant, ne digérant plus, incapable de continuer sa route. À peine avait-il goûté de l’eau miraculeuse, il avait senti ses forces se ranimer, son appétit se réveiller, et au bout de quatre semaines il avait rapporté à Paris son estomac de jeune homme. Sa santé se délabrant de nouveau (car il aimait à se persuader que c’était de l’estomac qu’il souffrait), il se proposait de retourner prochainement à Saint-May, et il fit promettre à Didier qu’il irait l’y voir, tant la liaison s’était promptement faite !

Pendant que son frère conversait avec le bonhomme, Prosper tenait pied à boule auprès d’une belle comtesse italienne aux noirs sourcils, dont il semblait fort occupé, et qui elle-même paraissait le regarder d’un œil assez doux.

Les deux frères sortirent ensemble. — Vous vous êtes comporté en preux chevalier, dit Prosper. Vous avez épousé la cause des lis et du malheur.

— J’ai fait un heureux ; je ne regrette pas ma soirée.

— Et vous ne vous êtes pas soucié de plaire à Mme Lermine ?

— Franchement elle ne me plaît guère.

— Elle est encore belle.

— On s’aperçoit qu’elle l’a été.

Cette réponse rendit Prosper taciturne. Pour renouer l’entretien : — Quelle est donc cette jeune femme avec qui vous causiez d’un air d’intimité ? demanda Didier.