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de Turin. En France, et même depuis longtemps, la seule idée d’une telle réunion aurait quelque chose de blessant et constaterait une différence et une division que les mœurs effacent et que l’opinion repousse. Je ne suis pas bien convaincu que la bourgeoisie de Turin sache beaucoup de gré à la noblesse de cette politesse un peu hautaine ; cependant l’intention était sincère, et l’effet m’a semblé bon. La fête a été animée ; on y était fort bien et fort naturellement mêlé ; l’égalité entre les toilettes était complète, et les uns n’avaient pas meilleure façon que les autres. Le roi y est venu. La princesse de Carignan y a dansé. J’ai entendu les personnes les plus aristocratiques regretter qu’elle n’ait pris pour danseurs que des gentilshommes. On blâmait aussi la reine douairière Marie-Thérèse de ne pas avoir laissé danser sa fille. En somme, ce besoin de ménager et d’honorer la classe moyenne, ce sentiment plus ou moins instinctif qu’il faut trouver quelque moyen de transition pour passer à un état de société nouveau, m’ont singulièrement frappé. La bourgeoisie rendra un de ces jours à la noblesse la fête qu’elle a reçue. »

A côté de ce travail instinctif d’innovation sociale qui dès son arrivée à Turin frappait M. de Barante, le fait contraire, l’esprit d’immobilité, précisément sur le même point, sur les rapports de la noblesse et de la bourgeoisie piémontaise, ne tarda pas à le frapper également. Trois mois après les fêtes du mois de janvier 1831, le roi Charles-Félix était mort[1] ; le roi Charles-Albert montait sur le trône : « Je puis montrer à votre excellence par un exemple peu sérieux, écrivait M. de Barante au général Sébastiani[2], jusqu’à quel point on lui impose le respect du statu quo. Le théâtre est attenant au palais. Le roi fournit une subvention à l’entreprise ; lorsqu’on allait à l’opéra, on était censé être chez le roi. De là c’était le roi qui distribuait les loges ; on les payait à l’entrepreneur, mais c’était une faveur de cour, un privilège aristocratique ; pas un bourgeois n’avait la permission de louer une loge, la magistrature elle-même et la seconde noblesse n’avaient guère que des quarts de loge aux derniers étages. Grand sujet de petites intrigues, de vanités, de jalousies ! La restauration rétablit cet usage choquant, et chaque année à l’entrée de l’hiver c’était toujours un sujet de mécontentemens et de murmures plus prononcés que pour choses plus sérieuses. Le feu roi n’avait pas un plus grand plaisir que la comédie ; il n’y manquait pas une seule soirée, de sorte que ce tripotage de loges l’occupait et l’amusait. Au contraire le roi

  1. Le 27 avril 1831.
  2. Le 9 décembre 1831.