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ou sur La Fontaine, lorsqu’il n’était encore qu’un lauréat de l’Académie, à ce moment où il sortait à peine de l’École normale avec ses jeunes émules, devenus comme lui des écrivains, des romanciers, des critiques, des publicistes. M. Taine est en effet de cette génération qui date de 1848, qui se formait à cette époque au sein de l’École normale, entre les excitations de l’étude et les provocations extérieures. Ces études universitaires d’ailleurs, M. Taine les complétait par d’autres études librement et activement poursuivies dans les sciences exactes et naturelles, et c’est ainsi, avec un esprit fortement nourri, vigoureusement armé, qu’il abordait la littérature ou plutôt la philosophie littéraire, cette philosophie qui se déroule invariablement dans ses ouvrages avec une sorte d’ampleur puissante et monotone sous des formes souvent railleuses ou cassantes quand elles ne sont pas hérissées d’abstractions ou de subtilités bizarres.

Le talent de M. Taine, à part sa disposition primitive et naturelle, se ressent évidemment de la manière dont il s’est formé ; il porte toujours la trace de cette phase obscure d’une jeunesse laborieuse passée dans l’école et dans l’étude solitaire. L’auteur de Graindorge n’est pas resté professeur, je le sais bien ; il s’est vite émancipé après quelques pérégrinations à travers les lycées de province, et il y a eu un jour où il a mieux aimé s’adonner tout entier aux lettres qu’aller se reposer dans les médiocres douceurs d’une chaire de sixième qu’on lui offrait. Et pourtant dans ce libre et audacieux talent il y a encore la marque obstinée de l’école, comme un pli ineffaçable. Si on lui appliquait sa théorie de la faculté maitresse, on ne découvrirait certes en lui ni un orateur ni un poète ; on trouverait un professeur, il en a le ton, l’accent, et je ne sais pas même si dans ce qu’il considère comme des découvertes souveraines, dans ses classifications et ses distributions, il n’y a point une certaine rhétorique d’une nouvelle espèce. L’habitude du travail solitaire et de l’étude abstraite n’est pas moins sensible en M. Taine. Je ne méconnais point ce qu’il y a de puissance salutaire et féconde dans la solitude. La pensée y puise une énergie nouvelle, l’indépendance et l’originalité ; mais il peut en résulter aussi ce dangereux penchant à ne voir la vérité des choses qu’à travers les fumées d’un cerveau enivré, à méconnaître la valeur relative des idées et des hommes, à faire tout rentrer dans un ordre de combinaisons préconçues sans démêler le jeu profond et infini des événemens ou des caractères, à tenir peu de compte des nuances, des proportions, de la mesure, de tout ce qui fait la vie humaine, de telle sorte qu’on peut rester très abstrait, très artificiel jusque dans le réalisme le plus cru. On croit connaître le monde parce qu’on en a