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PROSPER RANDOCE.

Puis il lui demanda quelle, importante affaire l’avait amené à Nyons. Prosper lui répondit qu’il s’en expliquerait plus tard, que tout à l’heure ils feraient route ensemble, qu’il se rendait comme lui à Saint-May. Les froideurs de Didier l’inquiétaient, il estimait qu’avant de battre le fer il est bon de le chauffer. Il jura qu’il aurait raison de ses rancunes et de son humeur bourrue, et pour le déraidir un peu il lui récita des vers qu’il avait composés sur la trahison de Carminette. Il se trouva que ces vers étaient peut-être les meilleurs qu’il eût jamais faits ; ils lui avaient été inspirés par un sentiment vrai, il y avait de la sincérité dans la forme comme dans le fond, une mélancolie douce s’y mêlait à une gaîté facile. Dès les premiers mots, Didier se sentit pris. — Ô le traître ! pensa-t-il. Il essaya de dissimuler son plaisir ; mais il adorait le talent et n’avait jamais pu résister à son imagination. Le nuage qui couvrait son front se dissipa. Prosper s’aperçut et s’applaudit de l’effet qu’il produisait, et il battit des mains en entendant son mentor s’écrier : — Faites-nous donc toujours des vers qui valent ceux-ci.

— Ce qui signifie, lui répondit-il, que je dois m’approvisionner de Carminettes pour le reste de mes jours. Le conseil est bon, j’en profiterai.

Et, s’étant levé, il ramassa deux tessons d’assiettes et répéta le dernier couplet de sa romance en s’accompagnant de ces castagnettes improvisées.

— À quelque chose malheur est bon ! s’écria-t-il en finissant. Ce proverbe l’ut inventé pour les poètes. Les calamités publiques et privées, les trahisons, les tremblemens de terre, les pestes et les massacres, tout profite à leur génie, et leur imagination prend son bien où elle le trouve. L’infidèle Carminette m’a inspiré des vers qui ont l’heur de vous plaire, et les assiettes que j’ai cassées me servent à faire de la musique. Tirons parti de tout, voilà la maxime des sages, et que tout finisse par des chansons !

Quand Didier eut réglé les comptes avec l’hôtesse, les deux frères montèrent à cheval et se remirent en chemin pour Saint-May. Le moment des explications était venu. Fièrement campé sur sa selle, droit comme un piquet, le nez au vent, cinglant l’air de sa badine, Prosper se mit en devoir de satisfaire la curiosité de Didier et de lui apprendre quel service il attendait de son obligeance. Il entama un long récit, coupé de fréquentes digressions. Didier l’écoutait de ses deux oreilles et méditait.

Après l’heureuse révolution qui s’était faite dans sa fortune, M. Lermine avait redressé la tête, pris le vent et suivi la première piste qui s’offrait à lui. Il brûlait de se relever de sa défaite, de son humiliation, de rentrer dans son rôle d’homme d’importance et de