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PROSPER RANDOCE.


l’heure jugeait son frère avec une extrême sévérité, sentit soudain son irritation se calmer et faire place à des sentimens plus modérés. Il ne disait pas comme don Fernand : « Les Maures, en fuyant, ont emporté son crime ; » mais il était charmé du petit acte de vigueur que venait d’accomplir Prosper. Dans le moment où celui-ci, faisant face aux manœuvres, leur avait lancé son défi tragi-comique, Didier avait été frappé de sa beauté. Il était trop artiste dans l’âme pour que les apparences et les accessoires n’eussent pas beaucoup de prise sur son jugement. Bref, il inclinait à voir son demi-frère sous un jour moins défavorable, et, revenant sur ses premières impressions, il se dit qu’après tout c’est à Dieu de sonder les cœurs et les reins, et qu’il n’était pas impossible que, sans être un chrétien bien fervent, Prosper eût gardé des habitudes de son enfance une disposition prochaine à croire. Il se dit aussi que le commerce d’un homme aussi honorable que M. Lermine ne pourrait que profiter à Randoce, qu’en entretenant des relations suivies avec le bonhomme il apprendrait peut-être à se contraindre, à se respecter. ]N’avait-on pas vu plus d’une fois des démarches intéressées devenir une occasion de salut pour les pêcheurs ? Le tentateur se prend souvent dans ses propres pièges, et, si l’enfer est pavé de bonnes intentions, Dieu sait tirer parti des mauvaises. En d’autres termes, le métier fait l’homme, et quand il rapporte, à moins d’avoir le cœur bien ingrat, au bout de deux ans de pratique on est de bonne foi. Tout philosophe qu’il était, Didier estimait qu’un Prosper dévot vaudrait mieux qu’un Prosper exploiteur de Carminettes.

Une autre considération le frappa aussi, et il s’étonna de n’y avoir pas songé plus tôt. M. de Peyrols avait étémn catholique à gros grain ; mais, bien qu’il n’allât guère à confesse, il s’était toujours montré respectueux pour le clergé, bienveillant pour les œuvres pies, et ce n’était pas de lui que Didier tenait son scepticisme religieux. Il se représenta que, si son père revenait au monde, il verrait sans déplaisir son fils naturel employer son esprit à la défense de l’église, et qu’il le pousserait volontiers dans cette voie.

Tous ces raisonnemens, bons ou mauvais, furent cause qu’il regretta d’avoir refusé un peu brutalement à Prosper d’intercéder en sa faveur. Je ne sais si ce dernier s’aperçut de ce revirement favorable à ses intérêts ; mais il eut le bon esprit de ne point rouvrir la discussion. Il se mit à causer littérature avec un heureux abandon, et redevint tout à coup le Prosper des bons jours ou, pour mieux dire, des bonnes heures. La conversation s’anima. Insensiblement Didier mit toutes voiles dehors. Les deux frères étaient à peu près assurés de s’entendre sur certains sujets ; si leurs goûts n’étaient pas les mêmes, ils avaient du moins de communes répugnances : tous les deux ils professaient la sainte horreur du convenu.