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ce sont des démons. Les Néréides, par exemple, sont devenues les perfides Anaraïdes[1]. Voici néanmoins un chant crétois où la Néréide apparaît encore avec toute la grâce que lui prêtait l’antiquité ; mais c’est évidemment au grand péril de l’âme du jeune chrétien qu’elle séduit.


« Une belle Néréide — en habit blanc — me rencontra dans un sentier ; — elle arrosa mon cœur — avec une petite cruche d’argent — pleine d’eau fraîche. — Et je lui demandais de l’eau. — De l’eau, elle ne m’en donna pas, — et dans sa bonté — elle me donna ses lèvres : Bois de l’eau, rafraîchis-toi, mais ne va pas t’en vanter. »


D’un autre côté, certains dieux appartenant primitivement au monde infernal ont, sous l’empire de ces idées dualistes, grandi dans l’imagination des masses. Tel est Kharos, le vieux et sombre nocher de l’Hadès, dont le rôle a pris des proportions si étranges, un caractère si saisissant, que Goethe a pu dire : « Dans les chansons que la poésie populaire des Grecs modernes a fait passer devant mon esprit[2], je n’ai jamais rien rencontré que je puisse, sous le rapport du mérite poétique, mettre à côté de Caron. »

Les auteurs des chants nous montrent Kharos établi sur notre terre et livré à de sinistres occupations qui semblent faire sa joie. Il ne transporte plus les morts dans sa barque comme autrefois, il tue les vivans. Dans les pesmas, où le dualisme, tient si peu de place, Dieu est appelé avec une logique singulièrement hardie « l’antique tueur. » De même dans le système brahmanique Siva, le destructeur, n’est qu’une des formes de l’indivisible Trimourti ; mais la Grèce, qui jadis donnait à Zeus le nom de « père des dieux et des hommes, » répugne à attribuer de telles fonctions à l’auteur même de la vie, et elle esquive la difficulté en imitant la théologie de la Perse et en attribuant la mort à la rage homicide de Kharos. C’est ainsi que les Juifs ont supposé qu’elle était entrée dans le monde par la fureur de Satan. En général, les rêves annoncent l’arrivée de Kharos :


« Mère, ma douce maman, — quel songe j’ai eu hier ! — Dis-le-moi, ma fille, — pour que je te l’explique, ma gentille. — J’ai vu une tour d’argent — qui avait deux fenêtres, — et deux petites fontaines avec de l’eau ; — mes deux frères me suivaient. — La tour était ton époux, la fenêtre ton mariage, — et les deux fontaines avec de l’eau, — tes deux frères qui te suivaient… — Mère, ma douce maman, — tu ne me l’interprètes pas bien : — La tour était ma mort, les fenêtres ma tombe, — et les deux fontaines avec de l’eau, — mes deux frères qui me portaient. »

  1. Voyez Passow, Index verborum, Nερό.
  2. Voyez Passow, 291-310, Carmina Charonea.