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Sans doute Didier n’était point né dans les brumes du nord et n’était pas le fils d’un roi de Danemark ; nulle tragédie dans son histoire, il aurait pu arpenter à minuit la terrasse d’Elseneur sans y rencontrer une ombre menaçante lui recommandant le soin de sa vengeance. Il était venu au monde sous un beau ciel, sur les confins du Dauphiné et de la Provence, loin des sapins, à l’ombre des oliviers. Son père était un honnête gentilhomme campagnard doublé d’un capitaliste, lequel avait passé sa vie à faire de bonnes affaires et des heureux. Aussi Didier n’avait-il pas à craindre que les volontés paternelles le vouassent jamais à de sombres aventures. Rien de sinistre dans son passé, rien d’inquiétant dans son avenir. Point d’Ophélia non plus sur son chemin ; il avait connu le plaisir, mais son cœur était demeuré libre. Impossible de trouver dans sa vie la matière d’un drame, voire le sujet d’une nouvelle. Le malheur semblait lui dire : « Si tu as envie de me connaître, viens me chercher. » Peut-être dans le fond de son cœur Didier était-il curieux de cette nouvelle connaissance ; mais il était paresseux et restait chez lui.

Paresseux comme Hamlet ! Je crois qu’il eût volontiers adopté cette devise, et, si ambitieuse qu’elle puisse paraître, il n’eût pas été empêché de la justifier. Le jeune prince danois est resté le type immortel de ces hommes que la générosité de leur caractère et la supériorité de leur esprit rendent impropres à l’action. Pour jouer un rôle sur la scène du monde, il ne faut pas craindre de se commettre avec la fortune, et quiconque se plaît à réfléchir ne tarde pas à découvrir qu’elle est peu délicate dans le choix de ses amitiés, qu’elle a souvent des complaisances indignes, que les petits moyens et les petites passions trouvent facilement grâce devant elle, et que si le succès se fait toujours applaudir, ceux qui l’exaltent et l’encensent ne laissent pas de lui marchander leur estime. À l’université de Wittemberg, Hamlet avait appris à mépriser l’opinion et ses hochets ; il estimait que les choses n’ont d’autre prix que celui que la vanité leur donne, qu’aucun but n’est digne d’aucun effort, que juger la vie vaut mieux que vivre. Son ironique indifférence le mettait à l’abri de toute ambition, il ne tenait à rien qu’à ses pensées. « Bon Dieu ! s’écriait-il, je pourrais être enfermé dans la coque d’une noix et m’y trouver roi d’un espace infini, si je n’avais point de mauvais rêves. »

Didier n’avait pas étudié à l’université de Wittemberg ; mais il était né avec le don funeste de la réflexion. De bonne heure il avait observé le train du monde, et, comme son royal modèle, il avait dit plus d’une fois : « L’homme ne me plaît pas, ni la femme non plus. » Il avait vu tant de médiocrités fleurir et s’épanouir au soleil