Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/773

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

non-seulement en Prusse, mais dans toute l’Allemagne. Ce ministre a d’abord sapé la base du parti même qu’il représentait. En effet, lui qui se sert du suffrage universel, qui parle quelquefois des droits des nations et qui a osé donner la main à l’Italie, était le chef avoué du parti féodal ou des hobereaux. On conçoit l’horreur des légitimistes prussiens pour la politique de leur leader ; mais l’obéissance au roi étant le premier de leurs principes, une fois que celui-ci soutenait M. de Bismark, ils n’avaient plus qu’à le suivre. Hostiles à tout ce qu’ils désignent sous le nom générique de révolutionnaires, hostiles au royaume italien, hostiles aux agrandissemens de la Prusse, qui doivent affaiblir leur influence particulière, ils se sont vus annulés par celui-là même qu’ils avaient porté au pouvoir. M. de Bismark s’est alors tourné vers le parti libéral et lui a arraché des mains les armes avec lesquelles ce parti l’avait jusqu’alors combattu. Pendant trois ans, il avait impunément bravé la chambre des députés, où les libéraux avaient la majorité. Celle-ci n’avait répondu que par de vaines paroles au ministre qui foulait aux pieds ses privilèges constitutionnels. Après avoir montré au monde combien le parti libéral était faible dans l’action, il a trouvé utile de prendre un beau jour sa place. Tout en regardant les idées libérales comme une manie dont le XIXe siècle est la victime, il a reconnu la nécessité de flatter cette manie, et il a choisi pour cela l’heure du triomphe. Le lendemain de Sadowa, lorsque le pays, encore sous l’émotion des impressions guerrières, venait de refuser ses suffrages aux hommes qui avaient jusqu’alors le plus constamment soutenu ses droits, on a vu M. de Bismark venir demander au parlement un bill d’indemnité. C’était un hommage rétrospectif par lequel le ministre prussien achetait l’asservissement de ses anciens adversaires. Le bill fut voté, et par-dessus le marché une riche dotation en faveur du ministre. Allant plus loin dans cette voie, M. de Bismark fit hardiment appel au suffrage universel pour l’élection de la constituante. Pour le coup, les libéraux furent désarmés. Habitués par des discussions stériles et abstraites à ne plus distinguer les formes des principes, ils avaient tellement abusé des mots de suffrage universel et d’unité nationale, qu’ils n’ont pas vu tout ce qu’il y avait de captieux dans les procédés du premier ministre prussien. Le parti qui se donnait le nom de libéral et de national s’est trouvé presque en entier entraîné à sa suite. La puissante association du National-Verein n’a plus été entre les mains de M. de Bismark qu’un instrument aveugle et promptement usé[1]. En

  1. Un seul homme parmi toutes les illustrations du parti libéral a eu le courage de ne pas faire de concessions à l’engouement du jour : c’est M. Jacoby. Sa voix s’est perdue dans le désert, et ceux qui l’ont abandonné s’excusent en l’appelant un penseur, ein Denher. C’est chose bien nouvelle en Allemagne de voir ce nom de penseur appliqué comme une critique à un homme public. Les Allemands croient prouver ainsi qu’ils sont devenus pratiques ; ils montrent seulement que l’admiration du succès remplace chez eux la foi politique.