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— Je suis un franc égoïste, reprit M. Patru, je n’aime personne, c’est bien connu ; mais j’ai une chienne d’imagination qui me tourmente. Moi, vieux tabellion, qui ai déjà un pied dans la tombe, je ne puis me rappeler sans émotion les larmes que j’ai vu verser à votre cousine. Oui, ce souvenir trouble mon sommeil et mes digestions. Je revois la scène, cette belle jeune femme languissamment accoudée sur le bras de son fauteuil, ses grands yeux humides, sa robe de soie noire…

— Relevée d’agrémens rouges, interrompit Didier.

M. Patru se fâcha. — Morbleu, votre indifférence m’indigne. Quel âge avez-vous ? De quel métal infusible êtes-vous fait ?… Elle est belle comme le jour, et l’idée ne vous vient pas de la consoler.

— Ma cousine a peu de sympathie pour moi, répondit sèchement Didier. Elle me tient à distance, et je crois ne pouvoir lui être plus agréable qu’en ne me mêlant point de ses affaires.

M. Patru haussa les épaules et fit deux ou trois tours dans la chambre, puis s’ arrêtant devant Didier : — Ne peut-on savoir du moins, monsieur l’homme de bien, ce que vous êtes allé faire à Saint-May ?

— Je vous ai déjà répondu que j’étais allé voir un vieux bonhomme de ma connaissance, et qu’il m’a fait boire d’une eau délicieuse qui sent la violette.

— À d’autres ! Quand vous n’écoutez pas ce qu’on vous dit, c’est à ce bonhomme que vous rêvez ! et les gros soupirs que vous poussez sont à son adresse !

— De tout temps vous m’avez reproché de manquer de gaîté.

— Il y a trois semaines, vous aviez l’air ennuyé ; aujourd’hui vous avez l’air triste : c’est bien différent... Voulez-vous savoir ce qui se dit ? On cause beaucoup dans ce pays, et les causeurs prétendent que vous êtes amoureux… Ne riez pas. Sahune possède une cabaretière qui a la langue très affilée, et Rémuzat un docteur des plus bavards. La cabaretière a parlé, le docteur a parlé, les échos ont répondu. C’est toute une histoire. Il est question d’une belle inconnue, d’un rival, d’assiettes cassées, d’évanouissemens… Je vous fais grâce du reste.

— Oh ! les petites villes ! fit Didier en hochant la tête. Et tout ce ramage à propos d’un bonhomme et d’une fontaine !

Puis, montrant du doigt un globe terrestre en métal et le faisant tourner sur son pivot : — Voilà le grand consolateur, dit-il au notaire. Vous me reprochez de ne pas savoir consoler ma cousine. Voulez-vous que je lui fasse cadeau de mon globe ou du pareil ?

— Je vous entends, répondit M. Patru. Quand vous avez du chagrin, vous faites tournoyer cette petite machine, tous les pays de la