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toujours est-il qu’elles ne se laissent pas calculer comme l’action d’une machine : étranges machines que le moindre choc démonte, qui cherchent elles-mêmes leur secret sans le pouvoir trouver et ne sont assurées de rien, hormis de leurs étonnemens !

Vers minuit, comme Didier tournait et virait dans sa chambre, il s’arrêta tout à coup ; il venait d’entendre une plainte, un gémissement. Il ouvrit sa fenêtre ; la lune éclairait ; il n’aperçut rien que les ombres dormantes des amandiers et un frisson de lumière argentée dans la pièce d’eau. Il referma la fenêtre, pensant que les oreilles ou le cerveau lui avaient tinté ; mais l’instant d’après il entendit un bruit de pas, puis un second gémissement. Il regarda de nouveau ; un homme se tenait debout au pied de la muraille. — Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? cria Didier. — Point de réponse. Pour ne réveiller personne, il descendit sur la terrasse par un escalier de dégagement, degré fort raide tournant en vis. L’ombre avait disparu. Il se mit à sa recherche, fit le tour du jardin, poussa jusqu’au pavillon en encorbellement qui le terminait du côté de la vallée. Il en trouva la porte ouverte. Un homme était là, accroupi sur le carreau, les bras croisés, la tête nue, et cet homme était Randoce.

Didier se sentit pris tout à coup d’une lassitude spontanée ; il se comparait à un acteur qu’on vient appeler pour rentier en scène ; son rôle est ingrat, il en a joué les premiers actes de son mieux, mais sans succès, et il est au bout de ses forces. — Voilà le troisième acte qui commence, se disait Didier. L’entr’acte a été trop court, je n’ai pas eu le temps de respirer.

Il prit son parti, s’approcha de Prosper et lui dit : — C’est moi que vous êtes venu chercher ici ? Que me voulez-vous ? — Prosper ne répondit pas. Il regardait fixement Didier sans avoir l’air de le reconnaître, frissonnant, tremblant comme la feuille. À ses cheveux hérissés, au désordre de son vêtement, on eût pu croire qu’il venait de passer huit jours dans les bois, et, à l’expression de sa figure, qu’il y avait joué du couteau. — Allons, se dit tristement Didier, je croyais avoir tout vu ; il se présente à moi sous un nouvel aspect : son répertoire est inépuisable.

Il lui adressa plusieurs questions et ne put lui arracher un mot. Prosper continuait de claquer des dents et semblait ne rien voir, ne rien entendre. Didier le saisit par les deux mains, réussit non sans peine à le mettre debout, puis, le soutenant par le bras, il l’emmena hors du pavillon et s’achemina avec lui dans la direction du château. Prosper ne résistait pas, mais il ne s’aidait point ; à plusieurs reprises ses jambes se dérobèrent sous lui, et il fût tombé, si son frère ne l’avait retenu.

Ils atteignirent le bas de l’escalier ; ce fut une affaire d’arriver