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PROSPER RANDOCE.

voilà donc, charmante muse d’estaminet ! Oui, c’est vous. Mon cœur s’épanouit en vous revoyant. Je n’ai pas perdu ma vie ; je puis dire avec orgueil : Cette femme est ma création. Ô merveilleux à-propos ! ce portrait arrive à point nommé pour me guérir de ma sotte chimère. Le temps des châtelaines est passé. Adieu ces superbes idoles devant lesquelles il fallait plier le genou ! Ce siècle a inventé une grande chose. Voilà la femme-camarade, — et c’est la femme de l’avenir. Bonjour, camarade, vous m’avez rendu à moi-même. Mensonges de la vanité, je vous méprise. Eh ! qu’importe la femme qu’on aime ? qu’importe que le vin soit de Chypre ou du cru, le flacon de grès ou de cristal doré ? L’ivresse de l’amour est divine, et on la peut boire à même dans les yeux que voici.

Il demeura quelques instans en contemplation, puis, poussant un soupir, il retourna la carte entre ses doigts et avisa sur le revers deux lignes de fine écriture que Didier n’avait point aperçues : — « À M. Didier de Peyrols en souvenir de la nuit du 1k mars 186… » Il fut sur le point de faire part de sa découverte à son frère ; mais il changea d’avis et serra la photographie dans son carnet.

Une heure plus tard, Didier, qui s’était résolu à partir sans délai pour Avignon, vint lui faire ses adieux. — Ainsi, lui dit Prosper, vous ne craignez pas de laisser votre maison sous ma garde ; c’est une marque de confiance dont je suis touché. Que diriez-vous si je profitais de votre absence pour mettre le feu aux quatre coins de votre castel ?

— Faites, nous partagerons les cendres à l’amiable.

En passant à Nyons, Didier demanda une voiture à l’Hôtel dit Louvre et donna l’ordre au cocher de venir l’attendre au bas de l’avenue des Trois-Platanes. Dix minutes après, il parut devant sa cousine, qui fut surprise de son air agité. Il commença par l’informer de son départ, puis, après un silence : — J’ai à vous parler d’autre chose.

Mais à ces mots plus de voix ; il resta immobile devant elle, la contemplant de tous ses yeux, et tout à coup, cachant son visage dans ses mains, il éclata en longs sanglots. Son cœur était en proie à un bouillonnement dont la violence l’effrayait ; il lui semblait que l’infini de la passion venait d’entrer en lui ; ce qu’il avait dans l’âme ne pouvait monter jusqu’à ses lèvres. Tout ce qu’il put faire fut de saisir entre ses doigts frémissans un pli de la robe de Lucile et de le presser contre ses lèvres. Depuis quelques mois, il était profondément malheureux ; ce morceau d’étoffe était une relique, et il en sortait une vertu mystérieuse qui le consolait de tout, le rendait indifférent au passé, au présent, à l’avenir, à sa vie tout entière. Mme d’Azado se dégagea doucement ; elle était pâle et tremblante.

— Qu’avez-vous ? parlez donc ! lui dit-elle.