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sait-elle, ce qui l’a consolé de ne pouvoir m’aimer. Il s’était créé un fantôme auquel, faute de mieux, il avait prêté mon regard et mon sourire, et un jour que je portais une couronne de pavots dans mes cheveux, il s’est écrié : Voilà ma chimère ! Mais il a suffi que ses lèvres touchassent les miennes pour que son ivresse se dissipât et qu’il rougît de son erreur. Alors il s’est demandé comment il pourrait s’y prendre pour oublier sa déception. Cette femme a passé, et il s’est dit : Voilà le plaisir ! Il n’y a donc rien pour lui entre une chimère impossible et la réalité que voici !… Du moins cette chanteuse ne l’a pas trompé ; sa figure dit bien ce qu’elle est, en l’aimant il savait ce qu’il voulait ; ce qu’il cherchait, il l’a trouvé… » Et elle se disait encore : « Il m’avait offensée, et cependant je n’ai pu cesser de l’aimer. Je le croyais changeant, irrésolu, chimérique, je lui aurais tout pardonné, s’il eût été sincère ; mais il m’a trompée. Lui, mentir !… N’est-il pas l’ami d’un Randoce ? Cette amitié le condamne. En descendant des cimes, il aime à respirer l’air épais des marécages. Il lui faut des Randoce, des Carminette. Je ne sais plus que penser, je vois que rien n’est certain, qu’il ne faut compter que sur le malheur. »

Le jour suivant, elle dut se faire violence pour recommencer à vivre. Elle allait et venait, s’occupant, comme à l’ordinaire, de sa maison, de son jardin, de ses pauvres, des leçons de lecture qu’elle donnait aux filles de ses fermiers ; mais à chaque instant elle se disait : « Voilà donc la vie ! elle n’est que cela. » Mme Bréhanne la voyait si sérieuse dans ses manières, si recueillie dans sa tristesse, qu’elle n’osa lui adresser une question, ni lui redemander la photographie de Carminette, ni faire la moindre allusion à ce qui s’était passé.

Le troisième jour, vers midi, Mme d’Azado avait descendu son avenue et s’était arrêtée quelques instans près du portail, quand elle vit arriver sur la route d’Orange une chaise de poste qui cheminait grand train. Au moment où la voiture allait passer devant elle, une jeune femme qui en remplissait tout l’intérieur de l’amplitude de ses jupes avança la tête à la portière, cria au cocher d’arrêter, et adressant la parole à Lucile : — Veuillez m’indiquer, madame, lui dit-elle, où se trouve le château de M. de Peyrols.

Mme d’Azado n’avait pu réprimer un geste de surprise : elle regarda l’étrangère en silence, puis elle lui montra de la main, sur la hauteur, le château du Guard. Carminette laissa échapper une exclamation qui ressemblait, je le crains, à un juron ; la route lui avait paru longue.

— Peut-on monter en voiture jusque-là haut ? reprit-elle.

Lucile lui fit signe que non.