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dans une singulière situation d’esprit ; il était à la fois très heureux et très malheureux ; il ne savait comment accorder sa joie et sa tristesse, Lucile et son frère, le charme et la plaie de sa vie, vraie plaie d’Egypte. À minuit, il était encore dans son fauteuil, creusant ce redoutable problème et ne sachant à quel parti s’arrêter, quand Prosper à demi vêtu ouvrit brusquement la porte de son cabinet en lui criant : — Il faut en finir. Qu’avez-vous décidé ?

— J’ai décidé que vous commenceriez par me faire des excuses, répliqua Didier en lui montrant la photographie de Carminette.

— Des excuses ! À propos de quoi ?… Vous avez revu Mme d’Azado, vous l’avez persuadée… J’ai lu votre bonheur dans vos yeux.

— Pour n’avoir pas fait le mal que vous comptiez faire, votre procédé en est-il moins indigne ?

— Vous avouez donc que vous êtes heureux ? Ayez du moins la pudeur de vous en taire… Et moi aussi, poursuivit-il d’une voix sombre, et moi aussi j’ai connu le bonheur. Autrefois je travaillais, j’aimais, j’étais aimé ; je menais la vie qui convenait à mes goûts, à mon caractère ; je me sentais au large dans ce monde ; s’il me manquait quelque chose, mon imagination y suppléait ; en ce temps, elle était riche à millions, elle brassait les rêves dans une cuve d’or… Mais vous êtes apparu comme un tentateur ; avec vos grandes maximes et vos paroles musquées, vous avez éveillé dans mon âme des ambitions malsaines ; par droit de naissance, vous pouviez vous permettre d’avoir à la fois tous les plaisirs et tous les scrupules, ce qui est, j’en conviens, la félicité parfaite ; vous avez fait miroiter devant mes yeux la grande duperie du succès honnête, et vous avez travaillé sournoisement à me dégoûter de mon bonheur… La belle œuvre que vous avez accomplie ! Vous avez retiré le poisson de son étang sous prétexte qu’il croupissait dans la vase et que vous le vouliez dégorger en eau courante ; mais, après l’avoir fait sortir de sa bourbe, vous l’avez laissé sur le bord, à sec, et il se meurt d’asphyxie… Qui m’a dégoûté de ma pauvreté, de mon travail, de mon talent ? C’est vous. Qui m’a fermé tous les chemins de la fortune et de la gloire ? C’est encore vous…

— Ce qui m’épouvante, interrompit Didier, c’est que vous êtes de bonne foi et que vous croyez toutes les extravagances que vous me débitez. Il est bien dangereux, le talent que vous avez de vous persuader tout ce qu’il vous plaît de croire.

— Il est vrai, continua Randoce, que vous m’avez magnifiquement dédommagé de toutes mes pertes… Je suis votre frère ! Insigne honneur !… Jamais pique-assiette ne fut mieux traité ; vous ne me comptez pas les morceaux… Et que de peines vous daignez prendre pour me former le cœur et l’esprit ! Si votre bourse m’est