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souvent servi, des yeux qui ont tout vu et qui font semblant de tout ignorer,... c’est une femme qui approche à regret de l’âge fatal, une mère qui, si je ne me trompe, voudrait bien que je la prisse pour la sœur aînée de sa fille et qui tremble que je ne devine. Soyons juste : la bouche est charmante et me fait penser à certain portrait sur émail de ma mère.

En ce moment, la voiture traversait le marché aux herbes : — Eh bien ! monsieur, dit la belle aux yeux d’or, y êtes-vous, faut-il vous aider ?

— Ma cousine, repartit Didier, soyez la bienvenue dans notre pays... Quant à vous, madame, ajouta-t-il d’un ton légèrement ironique, je n’oserais affirmer que vous êtes la mère de ma cousine, si je n’étais bien certain que vous êtes la sœur cadette de ma mère.

Il n’est pas étonnant que Didier n’eût gardé qu’un souvenir très confus de sa cousine, Mme d’Azado, et de Mme Bréhanne, sa tante. Il était très jeune encore lorsque cette dernière, qui avait épousé un négociant de Marseille, avait été emmenée par lui à Lima. Bien que depuis lors elle eût fait quelques apparitions en Europe, quelques séjours à Paris, Didier n’avait jamais eu l’heur de la rencontrer sur son chemin. Quant à sa cousine, c’est tout au plus s’il retrouvait au fond de sa mémoire une fillette avec laquelle il avait fait quelques parties de balle ou de loto ; tout ce qu’il savait d’elle, c’est qu’à dix-sept ans on l’avait mariée à un vieux marquis espagnol, court de finances, mince de cervelle, et qui n’avait pour lui que son blason. Peu de temps après son mariage, M. d’Azado avait commencé à battre la campagne, et, sa tête se dérangeant tout à fait, on avait dû l’enfermer dans une maison de santé où il était mort. Quelques mois auparavant, une fièvre pernicieuse avait emporté M. Bréhanne. Devenues veuves presque en même temps, la fille et la mère, aussitôt leur deuil expiré, s’étaient embarquées pour l’Europe, l’une parce qu’elle avait toujours regretté la France et qu’elle était pressée d’échapper à de lugubres souvenirs qui redoublaient son aversion pour le Pérou, l’autre parce qu’elle était bien résolue à ne pas rester veuve, et que, s’il est permis de le dire, ayant fait beaucoup parler d’elle à Lima, elle y eût trouvé plus facilement des consolateurs qu’un mari à sa convenance.

Didier s’était tiré avec succès de l’épreuve à laquelle on venait de le soumettre ; Mme Bréhanne lui sut gré de l’avoir trouvée bien jeune pour être la mère d’une fille de vingt-quatre ans. De ce moment, sa bienveillance lui fut acquise ; elle se mit à lui parler avec effusion de feu son père, dont elle ne s’était guère souciée, auquel, pendant des années, elle n’avait donné aucun signe de vie. dette affectation de sensibilité glaça Didier, qui se hâta de détourner la