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qui court à travers le drame et qui en assombrit encore le fond sinistre dégénère en grotesque sous le crayon. L’aspect, le mieux compris et le mieux rendu est le côté fantastique du poème, tel que le montre la scène finale ou bien encore celle de Faust et Méphistophélès passant dans une fuite insensée au pied du Rabenstein, sur lequel se dressent la roue et le billot. L’épouvante de Faust fasciné par l’horrible apparition, le mouvement de Méphistophélès, qui d’une étreinte infernale saisit et entraîne le cheval de Faust, la rapidité des coursiers emportés comme dans un rêve, tout dénote déjà l’imagination qui, à cinquante ans d’intervalle, devait créer les Cavaliers de l’Apocalypse.

La fureur de carnage et de haine qui respire dans les Nibelungen aurait dû s’adoucir, grâce à l’influence clémente du ciel italien et des idées modernes, sous le crayon de Cornélius. Il n’en a rien été. Cornélius est entré par la force d’une intuition étrange dans ce monde où tout est énorme, les hommes, les actions, les dévouemens, les vengeances ; il en a rendu la physionomie sans l’atténuer ni l’embellir, sans reculer parfois devant une exagération des proportions qui semble un défi aux vraisemblances communes, et qui va jusqu’à donner à un jet de sang la grosseur du bras ou à une flèche le diamètre d’une navette de tisserand. L’habileté réfléchie de l’ordonnance, la profondeur des expressions, et dans certaines scènes, comme le départ pour la chasse où Siegfried va périr de la main de Hagen, la poésie du sentiment, sont vraiment remarquables ; mais on est péniblement frappé de l’inélégance pour ainsi dire voulue des formes. Rien de plus lourd, de plus rude et de moins noble que la personne de la reine Chriemhild, et pourtant Cornélius avait alors sous les yeux les merveilles partout répandues à Rome. Sans doute on aperçoit la trace de l’action des maîtres sur son esprit : les deux reines présentent un type très proche parent de ceux de Giotto, et le jet des draperies, la cassure des plis, le caractère des chevaux, attestent l’étude récente de Masaccio et de Filippo Lippi. Là s’est arrêtée l’imitation ; la recherche de la grâce, la divine contagion de l’amour du beau, n’ont point gagné l’artiste allemand ; il a gardé, en dépit de toutes les séductions, la rudesse de son accent national.

Cette joute du crayon contre les libres conceptions de la poésie a puissamment développé un des caractères propres de son talent, l’énergie dramatique ; la nécessité de lutter contre la grandeur héroïque d’un âge fabuleux a donné carrière à cette fierté de style qui lui était naturelle. Elle a eu malheureusement un autre effet, elle l’a confirmé dans l’amour des complications auxquelles il n’était que trop enclin, et qui, transportées de la poésie dans la