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-t-on bien dans votre vilain Nyons ? y a-t-il quelque société ? y trouve-t-on quelques gens à voir ?

— On trouve à Nyons, répondit tranquillement Didier, de très honnêtes gens, mais qui se plaisent chez eux et n’en sortent guère. Cependant le soir, quand la lune éclaire, on va se promener sur la route d’Orange ; on pousse jusqu’à ce petit pont de pierre que vous avez vu ici près, et quand on pense avoir assez regardé la lune, on revient sur -ses pas. Cette vie et ces clairs de lune me plaisent ; je vous défie de trouver mieux ailleurs. Je dois ajouter que chaque année, au mois d’août, nous célébrons une fête votive ; elle s’ouvre par une promenade aux flambeaux ; le dernier jour, on grimpe aux mâts de cocagne, on joue à la poêle, à l’étrangle-chat...

— Vous me faites frémir, dit-elle. Je prévois que l’ennui finira par m’exaspérer. Avant peu, je demanderai à grands cris qu’on me donne le divertissement d’un incendie, d’un massacre, de quelque belle batterie à coups de couteau...

— Hélas ! madame, interrompit-il, vous jouez de malheur. Nos voisins du Comtat venaissin en décousent quelquefois ; mais dans la Drôme les gens sont laborieux, sobres, de mœurs fort douces, et l’on se massacre aussi peu que possible. Cependant il ne faut pas vous décourager ainsi ni renoncer à tout. Vous finirez par prendre goût à nos clairs de lune.

— Vraiment votre sang-froid me consterne. Jurez-moi du moins que vous viendrez souvent nous voir. Nous causerons, nous nous conterons nos chagrins...

— Je vis dans l’ennui comme le poisson dans l’eau, lui dit-il. C’est mon élément. Jugez si je suis propre à désennuyer une jolie femme !

Elle le remercia de ce dernier mot par un regard qui signifiait : Mon beau neveu, on pourrait se charger de vous apprivoiser. — Après tout, reprit-elle, je n’ai accepté ce bel établissement que sous bénéfice d’inventaire ; je ne réponds de rien ; la faim fait sortir le loup du bois.

En ce moment, Lucile rentra. — Oh ! oh ! dit-elle, quelle menace ! Mon cousin, voulez-vous me rendre encore un service ? Usez de toute votre éloquence pour persuader à ma mère que cette maison n’est point une méchante masure, comme elle le prétend, que nos souris finiront par avoir plus peur de nous que nous n’avons peur d’elles, et qu’un beau clair de lune est plus intéressant à regarder que tous les quinquets du grand Opéra.

— Ce que je puis affirmer, repartit Didier, c’est qu’à Nyons on est à peu près aussi sûr qu’ailleurs d’attraper la fin d’une journée, et c’est bien de cela, je pense, qu’il s’agit.