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déserts, telle paraît avoir été la distribution naturelle ; mais l’incessant travail qui s’accomplit sur notre planète, comme sur tous les astres du ciel, a modifié à l’infini la forme des reliefs continentaux et des cavités qui les séparent. De même que, par les pluies et les neiges qu’elle a envoyées, la mer a parsemé de lacs les régions émergées et tracé les innombrables vallées des eaux courantes, de même les terres ont donné à l’océan ces myriades d’îles et d’îlots qui en varient si gracieusement la surface. Les alluvions des fleuves, la puissance érosive des vagues, les forces intérieures qui soulèvent ou dépriment lentement de vastes contrées et font jaillir brusquement des cônes de lave, enfin les innombrables organismes qui mettent en œuvre les substances contenues dans l’eau marine, tous ces agens géologiques ont travaillé de concert à égrener çà et là des îles de formes et de grandeurs diverses, les unes en amas, les autres en petits groupes ou même complètement isolées. Ensuite les vents, les pluies, les trombes et autres météores de l’atmosphère, les courans océaniques, le flux et le reflux, les ondulations des vagues, tout ce qui se meut et tout ce qui flotte dans les eaux et dans les airs, — oiseaux et poissons, algues et bois de dérive, écume et poussière, — n’a cessé d’agir directement ou indirectement pour introduire la vie dans ces îles, les peupler d’espèces animales et végétales, pour en faire le séjour de tribus heureuses. C’est à ces îles, Madère, les Canaries, les Antilles, Java, Taïti et tant d’autres « perles de la mer, » que la surface de la planète doit ses traits les plus gracieux ; c’est à ces terres éparses que les peuples doivent aussi en grande partie, leur civilisation. Ainsi que Ritter aimait à le répéter, il serait difficile de s’imaginer combien le cours de l’histoire eût été changé, si les îles de la Grèce, la Sicile, la Grande-Bretagne, avaient manqué à l’Europe. Que les nations aryennes eussent été privées de ces sortes de citadelles où elles ont pu se retrancher pour ainsi dire et mettre en sûreté le trésor de leurs conquêtes intellectuelles et morales, et certainement elles n’auraient point réalisé les progrès qui ont fait le monde moderne. Immergées dans l’antique barbarie, elles seraient restées étrangères les unes aux autres ; la terre, si petite pourtant, n’aurait point été reconnue dans toute sa rondeur, et l’humanité n’aurait pas encore conscience d’elle-même.


ELISÉE RECLUS.