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sera très longtemps insensé et imbécile. Quand il raisonne, il convient que le mal est nécessaire, que Dieu ne pouvait pas faire des dieux, qu’il a fallu que les hommes, ayant de la raison, eussent aussi de la folie, comme il a fallu des frottemens dans toutes les machines ; mais dans la pratique son déterminisme ne se soutient pas ; il se fâche tout rouge contre ces machines qui frottent. Dieu soit loué ! il en a raccommodé quelques-unes, car il estimait que le temps que l’on perd à bâtir un système, on le peut employer plus utilement à détruire un abus. Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événemens sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles. — A quoi Candide répondait : Cela est bien dit, mais il faut cultiver notre jardin. » Le jardin de Voltaire était le nôtre. Que de plantes vénéneuses il a déracinées ! que de fourrés il a essartés ! que de sauvageons il a greffés ! Ne regrettons pas ses inconséquences. S’il eût toujours raisonné, c’en était fait de ces étincelantes ironies et de ces colères dévorantes qui ont renouvelé le monde.

Lessing, lui, raisonne toujours ; il n’a pas d’autres ailes que ses deux jambes ; c’est le génie à pied. Cet homme pétri de salpêtre et qui, dans l’habitude de la vie, était prompt à la colère, dès qu’il a son écritoire devant lui, il s’apaise, se maîtrise, se possède ; il étudie méthodiquement les questions, en fait le tour, réfléchit, n’avance rien dont il ne soit sûr. Il s’était occupé de Leibniz autant que de Spinoza. « Leibniz, disait-il à Jacobi, se faisait une si grande idée de la vérité, qu’il ne pouvait souffrir qu’on la renfermât dans des limites trop étroites. J’admire moins ce philosophe pour telle ou telle de ses pensées que pour sa manière vraiment grande de penser. » Lessing a pris à Leibniz son optimisme ; il ne croit pas seulement à l’enchaînement fatal des choses, il croit que l’ordre universel est un bien et qu’il y a du bonheur dans la vérité. Tour à tour Voltaire se résigne ou s’indigne, Lessing consent et approuve. Dans son dialogue avec Jacobi, il représente l’Être suprême comme une force qui est le principe de toutes les forces connues, de la pensée comme du mouvement, mais qui leur est supérieure, attendu que la cause est plus excellente que tous ses effets ; il accorde à ce principe infini une sorte de jouissance infinie, incompréhensible à notre esprit. Une force qui se manifeste en nous par la pensée ne saurait être une force aveugle. L’univers lui rend témoignage, la nécessité qui le gouverne est une raison, et la loi de la raison est le bien ; mais il semble, d’après Leibniz, que le meilleur des mondes soit parfait à chaque instant de sa durée. Ce n’est, pas ainsi que l’entend Lessing. Il lui faut un Dieu d’action, un Dieu d’avenir. Tout change incessamment, et tout s’améliore en changeant. La