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cupation de système ; il est le fruit savoureux d’une querelle théologique. Dans cette œuvre qui fut le couronnement de sa vie, Lessing nous a donné son credo ; mais oublions pour le moment la théologie de Nathan, nous n’avons affaire qu’au drame. Ce drame est le chef-d’œuvre de Lessing, et ce chef-d’œuvre est le plus éclatant démenti qu’il ait jamais donné à sa poétique. Cette fois il tourne le dos à l’Allemagne ; il s’en va chercher le sujet de son tableau d’intérieur en Palestine, au temps des croisades, tenant toujours l’histoire à distance, mais lui empruntant les templiers, le patriarcat de Jérusalem et le grand nom de Saladin. C’est encore un tableau de genre, mais dans un cadre historique. Nathan est un homme et un marchand, mais Nathan est un héros et un sage, et il parle en vers. Il est trop grand pour que nous songions à le plaindre, et ses malheurs sont trop particuliers pour que nous les puissions redouter pour nous-mêmes. Les chrétiens ont égorgé tous les Juifs à Gaza, et dans l’espace d’une nuit Nathan a vu périr sa femme et ses sept enfans. Il a passé trois jours et trois nuits dans la poussière et dans la cendre ; il a pleuré, disputé contre Dieu, maudit le monde et lui-même, juré la haine la plus irréconciliable à tous les chrétiens. Cependant la raison lui revient ; elle lui dit doucement : « Et pourtant il y a un Dieu. Ce fut le décret de Dieu. Mets en pratique ce que tu avais compris depuis longtemps. Il suffit de vouloir. » Le voilà debout, disant à Dieu : « Je le veux, pourvu que tu le veuilles. » Dans ce moment, un prêtre arrive, descend de cheval, et lui remet un enfant qu’il cachait dans son manteau. C’est une orpheline délaissée, un enfant chrétien. « Je la portai sur mon lit, je la baisai, je me jetai à genoux et je sanglotai. Un enfant ! j’en avais perdu sept ! » Recha grandit, et un jour on fait un crime à Nathan de l’avoir élevée dans la religion juive ; le patriarche demande à grands cris la mort du coupable qui a dérobé une âme à Dieu ; il doit expier son forfait dans les flammes. N’ayons garde de trembler néanmoins : le juge est Saladin. Point de crainte, plus d’admiration que de pitié, et pourtant c’est une vérité d’expérience que Nathan le Sage produit à la scène un grand effet. Une fois dans sa vie Lessing a été sculpteur, son Nathan est une statue. Cette noble figure attache le regard, elle inspire une sorte d’émotion contemplative bien supérieure à la pitié. Ce sage, ce marchand, a connu les hommes, et il les juge ; il ne peut ni les aimer ni les respecter, mais il aime et respecte en eux la sainte humanité. Dès qu’il parle, il nous suspend à ses lèvres, et tous ses sentimens sont contagieux ; ils partent d’un cœur qui en perdant toutes ses illusions a dépouillé toutes ses colères et dans lequel les ravages de la vie n’ont point laissé de trace ; ce vieillard a comme une fleur de jeunesse que la souffrance, en le touchant, n’a pu lui ôter, ou plutôt il s’est rajeuni