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rêves de fortune rapide remplacent dans toutes les têtes la pensée des grands intérêts. Ce scepticisme s’est vu en Angleterre au temps de Charles II, en France sous Louis XV, et Parini le flagellait en Italie à la fin du XVIIIe siècle. Tel est le sujet que M. Mallefille a tenté de mettre sur la scène.

Je ne pense pas qu’en choisissant des personnages qui appartiennent pour la plupart à la fine fleur de l’aristocratie M. Mallefille ait entendu marquer par là que ce scepticisme est un mal particulier aux classes élevées. Que les mœurs raffinées et factices, le désœuvrement, l’abus de la diplomatie quotidienne dans les relations, l’y développent plus fréquemment, cela est possible; mais un sujet n’est réellement digne d’intérêt que lorsqu’il revêt un caractère moins spécial, et M. Mallefille eût pu trouver dans les régions moyennes de la société des natures plus mâles et plus riches à étudier. Le jeune marquis de Trésignan, amant d’une bourgeoise coquette qui n’en a jamais voulu qu’à son titre, et que lui-même n’aime point, ne saurait passer, en dépit de ses prétentions, pour un sceptique sérieux; c’est tout au plus un sceptique en herbe. Je ne trouve en lui qu’un caractère sans énergie, que son ami Pierre Froment (encore un peintre), chargé de représenter ici la foi opiniâtre et de défendre la nature humaine, a grand’peine à tirer des filets où il se débat en vain en l’introduisant auprès d’une jeune fille, Blanche d’Aspremont, dont il n’est pas digne, car il ne craint pas de la soupçonner sottement sur le plus léger indice; ce doute n’est pas du scepticisme, c’est de l’indélicatesse et de la grossièreté. Le comte d’Aspremont, ancien diplomate, qui nous est aussi donné pour une espèce de sceptique, apparaît simplement comme un vieillard usé, fatigué, morose, égoïste; lorsqu’il accueille sans un examen suffisant les soupçons auxquels un malentendu bizarre expose sa fille, il manque gravement à sa dignité de père; le scepticisme le plus invétéré n’explique pas de pareils doutes, et, s’ils s’élèvent par malheur dans l’esprit, ils sont de ceux qu’on cache et qu’on désavoue. Le caractère le mieux étudié de la pièce est le duc de Villepreneuse, aristocrate de la pointe des cheveux jusqu’à l’orteil, spirituel et séduisant, que les tentations d’une existence opulente, la facile satisfaction de ses vanités et de ses fantaisies, des succès trop continus dans un monde de mensonge, ont prématurément perverti. Libre de préjugés et d’illusions, malheureux sous les apparences de la légèreté, il va recueillant de salons en salons les avantages d’une réputation redoutable, ne croyant plus même au plaisir, se vengeant de l’ennui qu’il éprouve par ses amers sarcasmes contre l’amour, les femmes, la famille, le devoir, toutes les images du bonheur, mais gardant encore cette suprême et dernière élégance, qui supplée toute morale et couvre toute corruption, l’honneur du gentilhomme. Il a aimé une fois en sa vie d’un amour ardent et sincère une jeune fille pauvre, il l’a aimée jusqu’à vouloir l’épouser, quoiqu’il l’eût séduite; mais, trop chargé des