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Lorsque Mainfroi rentra chez lui, il trouva sur sa table un pli du télégraphe. La dépêche, transcrite sur grand papier, se formulait comme il suit :

« Le ministre de la justice à M. le comte Mainfroi de Gartières.

« Je suis heureux de vous annoncer qu’un décret rendu sur ma proposition, en date de ce jour, vous nomme procureur-général près la cour de Grenoble. »

Décidément le copain de M. de Mondreville avait bonne mémoire. Il se rappelait même un point négligé depuis deux générations par la famille Mainfroi. L’aïeul paternel de Jacques était comte de l’empire, et il n’avait tenu qu’à lui de rendre son titre héréditaire en érigeant en majorat une terre de dix mille francs de rente ; mais pour substituer perpétuellement un grand tiers de sa fortune, cet honnête homme aurait du dépouiller en partie quatre enfants, sur cinq qu’il avait. Voilà pourquoi Jacques et son père étaient restés Mainfroi tout court. Or depuis quelque temps le conseil du sceau des titres adopte une jurisprudence qui abolit rétroactivement la cause du majorat : il est naturel que le second empire ne marchande pas trop la noblesse du premier.

Gartières était le nom d’un petit bien de campagne conservé depuis longtemps dans la famille et qui restait à Jacques. Trois ou quatre Mainfroi, entre le XVe et le XVIIIe siècle, ont cousu Gartières à leur nom pour se distinguer des Mainfroi de Bois-Vizille et des Mainfroi de Jaubeuf, éteints aujourd’hui.

Le ministre n’avait pu être si bien renseigné que par M. de Mondreville ; ce bon vieillard, un peu trop entiché lui-même de sa noblesse, s’indignait par moments qu’on ne fût pas titré lorsqu’on prouvait trente-deux quartiers et le reste.

« Bah ! répondait Mainfroi, je ne pourrais jamais être aussi vain de mon titre que je suis orgueilleux de mon nom. »

Vingt fois peut-être il avait tenu ce langage, et toujours dans la sincérité de son âme ; mais maintenant qu’il avait le titre et le nom devant lui, maintenant qu’il lisait et relisait sur la dépêche ministérielle ces cinq mots parfaitement assortis : le comte Mainfroi de Gartières, il lui semblait que le tout formait naturellement une harmonie majestueuse, et qu’en retrancher la moindre syllabe serait un crime de lèse-grandeur. Cette contemplation l’enflait à ses propres yeux ; l’idée d’un avantage superficiel, extérieur, dû aux services d’un mort et à la bienveillance d’un homme en place, lui fit oublier un instant son vrai mérite et ce succès tout chaud qu’il ne devait qu’à lui-même. Toutefois, comme il n’avait rien d’un sot, cette ivresse fut bientôt cuvée ; il arriva promptement à se la reprocher et voulut en sonder la cause. Il descendit au fond de son cœur et