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payant les huissiers de la main à la main et leur recommandant le silence. On dit qu’elle ignorait le testament qui l’exclut de l’héritage paternel et donne Vaulignon à son frère : j’en conviens ; mais l’eut-elle connu, elle n’aurait pas moins accompli son sacrifice. Il appert de tous ses actes que la noble créature n’avait qu’un but, et que ce but était d’assurer le repos du marquis, d’empêcher que ce propriétaire monomane n’attentât à sa propre vie, comme il l’avait annoncé, le jour où l’hypothèque judiciaire frapperait son cher domaine. Vous dites : « Attendu que le marquis, vivant avec sa fille dans les termes les plus affectueux et légitimement indigné de l’ingratitude de son fils, ne pouvait accepter une libéralité dont l’effet facile à prévoir, au moins pour lui, devait être de réduire celle-là à la mendicité en laissant celui-ci dans l’opulence. » Erreur ! monsieur le président. Je vous accorde que le vieillard ne haïssait point sa fille ; grâce à Dieu, il n’était pas encore dénaturé à ce point. Nous dirons même qu’il l’aimait, si vous voulez, mais il l’aimait comme on aime les filles dans la famille Vaulignon et dans beaucoup d’autres de notre caste. On se ferait un crime de les envoyer mendier leur pain ; on trouve juste et naturel de les emprisonner dans un couvent pour la vie. Tel est le sort que le marquis a rêvé de tout temps pour sa fille, et je jurerais qu’en exploitant la facile bonté de Marguerite, en ruinant cette infortunée au profit du château et des bois de Vaulignon, il parodiait le mot de Mme de Pompadour et disait : « Après moi, le couvent ! » La conduite de son fils l’indignait, je l’avoue, et certes il y avait de quoi ; mais comptez-vous pour rien la manie du propriétaire et l’insurmontable orgueil du nom ? Ce fils ingrat, indigne, détestable et même détesté par boutades était un Vaulignon, et le seul de sa génération. Lui seul pouvait perpétuer cette union du nom et de la terre, que le vieillard avait tant à cœur dans son orgueil de gentilhomme et de propriétaire foncier. Et tenez, monsieur le président, lorsque je reste à ce point de vue et que j’examine le second testament du marquis, cette pièce dont j’ai tiré parti la semaine dernière se dresse victorieusement contre nous. D’abord ce n’est qu’un projet, ou mieux l’ébauche d’un projet, jetée ab irato, dans un mouvement de dépit, sur un lambeau de registre, au verso d’une feuille où je lis : « Chiens d’ordre, Ravageot, Fido, Mazaniello, Ravaud, Ronflot, Castillo, etc. » Ce brouillon, jeté au hasard, exprime-t-il la volonté de l’homme ferme et résolu qui vint la nuit, par un froid rigoureux, déposer chez Foucou son testament en forme authentique ? « Moi soussigné, » dit-il. Il a donc l’intention de signer. Or, il ne signe pas, et pourquoi ? Parce qu’au moment d’aliéner le domaine qu’il adore, au moment de donner Vaulignon à une fille très-méritante