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vraie critique n’oserait plus reproduire aujourd’hui. Ils étaient loin de prévoir de semblables métamorphoses. Quant à nous, ces œuvres nouvelles, d’un ton si différent des anciennes, ne nous ont causé aucun étonnement, car depuis longtemps, là où la plupart s’obstinaient à ne voir que grâce et délicatesse, nous avions discerné la profondeur, et l’esprit qui passait aux yeux de tous pour un esprit aimable et féminin nous était apparu comme un esprit doué d’une virilité propre et d’une portée morale des plus sérieuses.

Pour la troisième fois M. Feuillet, quittant ses colombes, vient de jouer avec les tigres et les lions de l’âme humaine, et pour la troisième fois il est sorti vainqueur de ce jeu redoutable, vainqueur sans efforts, sans tension de nerfs, sans torsion de muscles, sans hourras barbares, vainqueur avec l’aisance la plus grande du monde, ce qui est la bonne manière de l’être; il a abattu le minotaure à ses pieds sans plus de mouvement que s’il eût caressé les animaux favoris des belles vaporeuses de ses proverbes d’autrefois. Ce qu’il faut louer en effet dans M. de Camors, comme dans les plus vigoureuses de ses œuvres précédentes, dans Montjoie, dans Dalila, c’est une économie dans la dépense de la force qui est aussi prudente qu’elle est de bon goût. L’auteur n’a pas commencé, à l’instar des lutteurs du drame et du roman de nos jours, par se poser dans l’attitude d’un boxeur d’arène publique. Il ne nous a pas donné ce spectacle d’un athlète qui rassemble ses forces avec une brutale énergie et nous invite à contempler la fermeté de son talent par l’âpreté de ses bons mots et l’amertume outrée de ses observations, spectacle peu élégant, mais dont le très sérieux mérite est de faire goûter aux nouvelles générations, qui ne les connaîtraient pas sans cela, les agréables secousses des spectacles des combats d’ours et de taureaux. Ici, toute l’énergie est morale; la voix qui parle est une voix humaine qui sait exprimer avec une tranquille intrépidité les choses les plus difficiles, qui ne dégénère pas en clameurs et qui est habile à éviter les sourdes intonations ou les interjections criardes capables de troubler sa pureté ou d’éteindre sa sonorité. Jamais récit aussi cruellement pathétique n’a moins fourmillé d’apostrophes et de déclamations; cependant on conviendra sans peine que le sujet les appelait naturellement, et que nul lecteur n’aurait songé à s’étonner, si la sobriété de l’écrivain eût été moins grande. Aux passages particulièrement scabreux, l’auteur baisse légèrement le ton de sa voix déjà si modérée, imprime à son récit un peu plus de rapidité, et rentre en deux ou trois phrases sur le terrain franc qu’il aime à fouler. En voyant l’aisance avec laquelle M. Feuillet a soutenu le difficile sujet qu’il avait choisi, l’image même de son héros se présente à la pensée, et l’on