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il nous donne une leçon de conduite pratique dont chacun de nous peut utilement profiter. Rien en effet dans son histoire ne peut être mis sur le compte des dieux ; sa volonté est aussi complète que possible, la fortune et la naissance se sont unies pour établir un juste rapport entre ses ambitions et les moyens de les réaliser, on ne découvre en lui aucune faiblesse inéluctable de nature ; il y a mieux, la seule force qu’on voie agir en lui est celle de la liberté ; à chaque fois qu’il commet le mal, il agit froidement, après délibération, en parfait équilibre d’âme et en parfaite froideur de conscience, sans entraînement et sans ivresse ; ce n’est pas un de ces pécheurs sur qui le péché produit une intoxication comparable à celle du vin ; c’est un pécheur maître de lui-même qui peut porter sans chanceler toute passion. Cependant il sombre ; pourquoi cela ? Tout simplement par le vice d’un syllogisme mal fait, pour avoir adopté imprudemment comme legs héréditaire un sophisme dont il avait pu voir cependant les désastreux effets, pour n’avoir pas eu le courage, dans le secret de sa conscience, de n’accepter que sous bénéfice d’inventaire la succession morale de son père. Dans toute cette série d’actions réellement criminelles, il n’y a de coupable qu’une mauvaise philosophie morale trop légèrement acceptée, et il y a là vraiment de quoi donner à réfléchir à ceux qui croient que les doctrines sont choses indifférentes à la santé de l’âme, et qu’on peut être un honnête homme dans toute opinion.

C’est là un sujet à peu près nouveau, et nous ne pouvons que féliciter M. Feuillet du bonheur avec lequel il l’a traité et de l’intérêt dramatique qu’il a su en tirer, car, s’il faut lui dire toute notre pensée, le point de vue auquel il s’est placé n’est pas précisément celui que recherchent les poètes et que réclame la poésie. Je crois même que, si le sujet est aussi neuf, ce n’est point parce qu’il aura échappé à l’observation des poètes et des romanciers, c’est à cause du caractère même qu’il présente, et qui le leur aura fait négliger comme incapable de produire les émotions que M. Feuillet a pourtant su en tirer. Ici nous marchons sur un terrain délicat, nous essaierons d’en sortir en quelques mots. Les poètes aiment à nous présenter de préférence les catastrophes amenées par le destin ou les fatalités de la nature : pourquoi ? Est-ce toujours parce qu’ils croient comme les anciens poètes grecs à l’existence d’une divinité implacable contre laquelle l’homme lutterait en vain, ou parce qu’ils nient la liberté humaine ? Eh ! non, c’est tout simplement parce que leur instinct de poètes leur dit que ces catastrophes sont les seules qui puissent produire la terreur et la pitié : la terreur, puisqu’elles font apparaître une force contre laquelle il est vain de lutter, la pitié, puisqu’elles présentent une victime innocente qui